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e mort j’ai un œil qui s’est infecté est devenu une grosse boule purulente et douloureuse et ne s’est jamais rouvert, j’étais de bonne constitution j’étais jeune le temps a passé à Palmyre on ne vous appelait que pour une chose, pour vous pendre, les gardiens nous parlaient très peu, parfois après minuit ils appelaient une liste de noms c’était les pendus du jour, nous les saluions tout le monde s’était habitué aux exécutions, la première chose que j’ai faite quand je suis arrivé en Jordanie c’est aller à la mosquée pour prier debout, enfin, pouvoir me mettre à genoux même si ma jambe me faisait mal, pour remercier Dieu de m’avoir tiré de cet enfer, il finissait son récit et j’ai pensé qu’il aurait dû remercier Dieu aussi de l’y avoir mis, dans cet enfer, mais pour lui les Alaouites baasistes au pouvoir en Syrie étaient des mécréants, des envoyés du diable, Hasan (appelons-le Hasan) me renseignait volontiers sur l’opposition syrienne et sur leurs activités clandestines qu’il suivait encore de près mais était beaucoup plus réticent à parler des Jordaniens ou des Palestiniens, il a fini assassiné par le Mossad en 2002, au moment de la Grande Purge, quand la CIA envoyait dans le monde entier des listes interminables d’“individus suspects” dont les plus chanceux se retrouvaient à Guantánamo de nouveau les yeux bandés torturés une fois de plus car beaucoup étaient déjà passés dans les mains des Jordaniens des Syriens des Egyptiens des Algériens ou des Pakistanais pour des raisons différentes mais avec les mêmes résultats, ils finissaient dans l’île du rhum des cigares des mulâtresses sculptées par le soleil et la dictature, ils suaient à Cuba dans leurs combinaisons orange de haute sécurité bien plus visibles et réjouissantes pour l’œil des gardiens que les pyjamas rayés ou unis de Palmyre la magnifique : Hasan n’eut pas cette chance, si l’on peut dire, il mourut atteint par un petit missile radioguidé israélien qui détruisit entièrement le véhicule dans lequel il voyageait en compagnie de sa toute jeune épouse et de leur fille de deux ans, il est mort sur mes indications, c’est moi qui l’ai vendu à Nathan Strasberg en échange d’informations sur des contrats civils américains en Irak, comme preuve de bonne volonté j’ai sacrifié une source de toute façon un peu périmée, Hasan le boiteux avait pris part à l’organisation de deux attentats à Jérusalem et d’un autre contre des Israéliens en Jordanie, il devenait de plus en plus discret, mentait trop souvent, adieu Hasan rescapé de Tadmor, adieu Rabia le fils du dignitaire tombé en disgrâce après la mort d’Hafez al-Assad le vieux lion de Damas qui avait réussi, contre toute attente, à mourir dans son lit, ou plutôt au téléphone, le jour de sa mort on ne trouvait plus une bouteille de champagne en Syrie, à Beyrouth ou à Jérusalem, le Vieux de la Montagne avait joué pendant trente ans au poker moyen-oriental et il était imbattable, il avait joué avec Kissinger, avec Thatcher, avec Mitterrand, avec Arafat, avec le roi Hussein et bien d’autres, toujours gagnant, toujours, même avec une paire de sept, parce qu’il était rusé peut-être mais surtout sans scrupules inutiles, prêt à sacrifier ses pièces à renverser ses alliances à assassiner la moitié de ses compatriotes s’il le fallait, Hasan le boiteux lui devait quatorze ans de prison, chanceux comparé aux vingt mille morts peut-être de la répression des années 1980, chanceux Rabia, dont le père dignitaire ministre alaouite lui permit de s’enrichir sur le dos de ses concitoyens et de vivre quelques années d’abondance avant de finir entre quatre murs pour quelque temps : quand j’allais à Damas, à Alep ou à Lattaquié j’avais toujours l’impression de mettre la tête dans la gueule du loup, dans ce pays d’indics où une moitié de la population surveillait l’autre il fallait redoubler de prudence, le seul avantage étant que l’autre moitié était du même coup plutôt encline à travailler pour l’étranger, moyennant des devises sonnantes et trébuchantes, j’allais à Damas “en touriste” et pour ne pas griller ma couverture trop vite je devais me promener, à Palmyre, à Apamée, visiter le musée d’Alep, voir l’église de saint Siméon le Stylite le saint enchaîné en haut de sa colonne dont la base subsiste encore, explorer la vieille ville de Damas, m’émerveiller dans le cortile de la mosquée des Omeyades où se trouve, dit-on, une des têtes tranchées du Baptiste, et surtout manger, manger, boire et m’ennuyer en regardant tomber le grésil de l’hiver sur la ville de la tristesse et de la poussière, bien sûr l’ambassade de France était pour moi zone interdite, c’est dommage, j’aurais bien aimé voir la belle maison arabe où s’installa Fayçal en 1918, Fayçal le chérif de La Mecque que Lawrence d’Arabie avait converti en roi des Arabes, avant que les Français et le général Gouraud ne le délogent de sa nouvelle capitale et que les Britanniques ne le récupèrent pour le poser sur le trône d’Irak en donnant une légitimité hachémite à ce pays nouvellement fondé par la réunion de trois provinces ottomanes qui n’avaient aucune intention de cohabiter pacifiquement au sein d’un Etat fantoche, même pour faire plaisir à Churchill ou à Gertrude Bell l’espionne archéologue, dans ce Proche- ou Moyen-Orient que Français et Anglais s’étaient partagé sans scrupules dès 1916, que pouvait-il bien rester de Fayçal dans la résidence du puissant ambassadeur de France en Syrie, le premier fauteuil en velours dans lequel le roi bédouin s’était assis, peut-être, les ressorts fatigués du lit où il avait dormi, son fantôme venait-il troubler le sommeil d’une charmante ambassadrice, lui provoquait-il des rêves de chevaux au galop dans le désert torride, des cauchemars de soif ou des songes érotiques de nuits arabes endiablées — les nuits de Damas ou d’Alep n’étaient pas très propices à la luxure, aux délices de Capoue la très prude dictature syrienne préférait une austérité martiale, Aphrodite ne passait que rarement les montagnes du Mont-Liban, sur les bords du Barada rivière presque sans eau il y avait quelques cabarets où des Saoudiens ivres arrosaient de billets de banque des danseuses du ventre grasses et flétries qu’accompagnait une musique acide, un bonhomme très laid armé d’un seau en plastique rouge ramassait le tapis de biffetons pendant que ces dames continuaient à remuer leurs seins dans les moustaches des émirs qui commandaient sur-le-champ une autre bouteille de Johnny Walker pour faire passer leur trique, à Alep dans une rue torve entre deux magasins de pièces détachées pour automobiles se trouvait un établissement du même genre mais peuplé d’Ukrainiennes et de Bulgares en maillot de bain qui levaient les jambes façon french cancan pour quelques soldats moustachus buveurs de bière, après chaque numéro elles allaient s’asseoir sur les genoux des clients, je me souviens l’une d’elles avait vécu à Skopje et parlait à peu près serbe, elle m’a proposé de me rejoindre ensuite à mon hôtel moyennant la modique somme de deux cents dollars, à ce tarif-là les Syriens ne devaient pas s’envoyer en l’air souvent, elle m’a raconté qu’elle était arrivée à Alep après avoir répondu à une offre d’emploi pour danseuses, elle adorait danser, elle se disait que danser dans une troupe syrienne serait un début je ne savais pas si je devais la croire ou non, et puis surtout le salaire était intéressant, ce n’était pas de la prostitution, disait-elle, c’était de la danse, elle avait l’air d’essayer de se convaincre elle-même, elle avait tout juste vingt ans, un visage souriant elle était blonde comme les blés, toutes étaient blondes comme les blés, elle est remontée sur scène pour le numéro suivant, elle me regardait en se trémoussant, les cinq filles prenaient des poses lascives sur