Выбрать главу
Pace, paix, étrange coïncidence qu’aucun journal n’a relevée — sans le savoir Mohammad el-Khatib a déclenché toutes les alarmes antiterroristes du monde, nous avons tous cherché si ce pauvre type était en relation avec une cellule connue, si son nom figurait déjà quelque part, dans un dossier, dans un rapport, et ce jusqu’à ce que les services italiens confirment la version de la police, un suicide, pas un attentat suicide, un suicide tout court : Mohammad el-Khatib, inconnu, dépressif, psychotique, violent, sous neuroleptiques s’était immolé par le feu peut-être sans même penser à l’explosion qui s’ensuivrait, il voulait mourir devant la synagogue, peut-être mourir comme les martyrs palestiniens de Jérusalem ou de Tel-Aviv, dans la gloire et les flammes, ou peut-être sacrifier sa vie pour protester contre l’occupation, pacifiquement, ou bien peut-être tout simplement mourir, au cœur d’une nuit grise de décembre, quand Hadès appelle — toujours est-il qu’il n’y avait plus de juifs à tuer à Modène, que la synagogue n’est ouverte que pour les grandes fêtes, et qu’à cinq heures du matin il ne passe pas grand monde dans les rues de la ville, les carabiniers et le substitut du procureur ont patiemment ramassé les ruines cramoisies du corps de Mohammad, les ont rassemblées dans des sacs en plastique noir, les services municipaux se sont hâtés de faire disparaître toute trace du décès, ils ont nettoyé l’asphalte, réparé l’éclairage public, changé les vitres brisées et brûlé à son tour, dans une décharge, la dépouille du vieux clébard crevé dont la maîtresse ne savait que faire, je pensais à Attila József, le poète hongrois qui s’était allongé sur les rails de chemin de fer près du lac Balaton pour se faire couper en trois morceaux par le premier train, ou en deux dans le sens de la longueur par les roues aiguisées, Attila József a eu une double influence en Hongrie, poétique et mortelle, si je puis dire, des dizaines de poètes maudits ou d’adolescents trop lucides sont descendus pour mourir sur les voies au même endroit que lui, ou, quand l’administration des chemins de fer, alarmée, a décidé de clôturer l’endroit, un peu plus loin sur la même ligne — de la même façon Mohammad suivait l’exemple des martyrs palestiniens ces petits Christs solaires qui coupent leur corps en deux à la taille avec une ceinture d’explosifs, Nathan Strasberg me racontait que leurs têtes étaient propulsées dans les airs à plusieurs dizaines de mètres de hauteur, comme une bouteille en plastique par un pétard, j’imagine leurs derniers instants, ils contemplent Jérusalem une dernière fois, de si haut, dans un ultime clignement de paupières ils voient briller le Dôme du Rocher, au sommet de leur dernière ascension, au point d’équilibre, comme lorsqu’on lance une balle en l’air, leurs têtes saignantes s’immobilisent un quart de seconde dans le ciel avant de retomber — il y a des traditions dans le suicide, des groupes, des confréries, celle des pendus, plutôt campagnarde, celle des armes à feu et des armes blanches, plus martiale et virile, celle des moyens de transport, résolument moderne, celle des empoisonnés ou des hémorragies de baignoire à l’antique, des gazés avec ou sans explosion, des brûlés vifs, pour ma part j’appartiens à la catégorie des noyés, des signes d’eau tentés par la disparition totale de leur corps dans le flot noir, Mohammad el-Khatib manifestait en mourant, il faisait un dernier geste, peut-être le seul qui comptait pour lui, ce matin de décembre à quelques centaines de mètres de la gare que nous traversons en trombe, il se rangeait au côté des morts les plus célèbres de son peuple, les rejoignait malgré son exil italien, son suicide n’empêcha pas Luciano Pavarotti de se marier le surlendemain au Teatro di Modena (le théâtre est l’église des artistes, dira-t-il) à quelques centaines de mètres de là, avec sept cents invités, parmi eux Bono chanteur de U2 et Zucchero qui entonneront Stand by Me au milieu des robes Armani, des policiers à cheval, des bijoux des mondains des mondaines des ténors Placido Domingo José Carreras d’un chœur de gospel et d’un ensemble à cordes pour aider Mohammad el-Khatib et le chien crevé à monter au paradis sans doute, il y a tant de façons de réagir aux souffrances et à l’injustice, Pavarotti a mis un répertoire d’associations humanitaires sur sa liste de mariage, le Palestinien de Modène s’est immolé par le feu devant une synagogue vide et Harout à Alep me tenait par le bras en tentant de m’expliquer quelque chose que je ne comprenais pas, au haut de la citadelle, sur le grand terre-plein balayé par le vent, quelque chose qui avait trait à des massacres vieux de plus de quatre-vingts ans, des marches de la mort au milieu du désert, et je ne voyais pas ce que ceci venait faire dans nos négociations, au bout d’une demi-heure j’ai fini par l’interrompre, j’étais gelé et j’avais envie d’aller droit au but, il m’a répondu ne vous inquiétez pas, ne vous inquiétez pas vous aurez vos informations, vous saurez tout ce que vous voulez savoir, et même plus, au plus haut niveau, vous pourrez savoir la couleur du caleçon de Hafez al-Assad si ça vous chante, vous obtiendrez des canaux privilégiés pour négocier avec les Syriens en cas de besoin et une oreille attentive à la présidence, enfin tout ce que vous voulez en Syrie et au Liban, mais à une condition : que la France reconnaisse officiellement le génocide des Arméniens — j’étais sidéré, je n’en croyais pas mes oreilles, ce bonhomme était définitivement cinglé, qu’est-ce que je pouvais faire pour la reconnaissance du génocide arménien, il m’a souri très calmement, je lui ai dit écoutez, vous devriez plutôt parler avec quelqu’un de l’ambassade, ce sont des diplomates qu’il vous faut je crois, enfin je vais voir ce que je peux faire, Harout m’a interrompu et il m’a dit ne vous inquiétez pas, ce n’est pas pressé vous savez, c’était il y a si longtemps déjà que cela peut attendre quelques années, Harout n’était en fait que le représentant des “honorables correspondants” dont les services et les informations devaient s’avérer peut-être si utiles à la France que malgré les dommages occasionnés aux relations franco-turques l’Assemblée nationale a adopté définitivement le 18 janvier 2001 la proposition de loi reconnaissant le génocide arménien alors qu’en 1998 une initiative similaire n’avait pas prospéré, le texte s’étant “perdu” au Sénat, où il n’avait jamais été mis à l’ordre du jour, et j’ignore aujourd’hui si l’homme ou plutôt les hommes que représentait Harout avaient quelque chose à voir ou non dans cette histoire, à Alep en 1997 en tout cas la reconnaissance officielle du génocide par la France paraissait tout à fait improbable, et un an plus tard l’Assemblée votait une première fois le texte à l’unanimité, un grand colloque historique était qui plus est organisé à la Sorbonne, les Turcs sont entrés dans une rage noire et brûlaient des drapeaux tricolores à Ankara, les Français se présentaient une fois de plus comme les Justes et la patrie des Droits de l’homme, les députés unanimes se donnaient l’accolade au sortir de l’hémicycle, certains avaient du mal à retenir leurs larmes comme s’ils venaient de sauver eux-mêmes des milliers d’hommes du massacre, oubliant que les corps dormaient depuis près de cent ans déjà à Deir ez-Zor dans le désert syrien, aux alentours d’Alep ou dans l’Est de l’Anatolie, cette petite Arménie historique où la meilleure preuve de la destruction est l’absence des Arméniens aujourd’hui, où sont-ils donc passés, ils ont disparu, disparu de Van, de Diyarbakir, d’Erzurum — dès mai 1915 le préfet de Djézireh se plaint des cadavres que charrie l’Euphrate, attachés deux par deux, abattus d’une balle dans le dos ou passés au fil des longs couteaux des Circassiens ou des Tchétchènes que les Ottomans ont recrutés comme bourreaux indéfectibles, Harout me racontait tout cela à Alep, au bar de l’hôtel Baron où avaient dormi les Jeunes-Turcs venus de Stamboul pour superviser la boucherie, les caravanes de déportés en provenance du nord passaient quelque temps dans le camp de concentration de Bab à quelques kilomètres de la ville,