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le nonce apostolique ambassadeur du Saint-Siège en Syrie était un homme charmant cultivé d’une bonne famille italienne c’est Harout Bedrossian Arménien catholique qui me l’a présenté — curieux les détours qu’a souvent le Destin pour mieux retomber sur ses pieds, une fois la valise remplie il me fallait la vendre, vider ces milliers de documents de noms et de récits patiemment récoltés tout autour de ma Zone en commençant par Harmen Gerbens le tortionnaire hollandais, des documents récupérés en cinq ans d’enquêtes interminables, de vols de papiers secrets d’archives de recoupements de témoignages, pourquoi ces milliers d’heures à reconstituer patiemment cette liste, pour remplir la vie terriblement vide du Boulevard et de Paris, pour donner un sens à mon existence peut-être, qui sait, pour partir en beauté, pour me faire pardonner mes morts, mais par qui, obtenir la bénédiction du Saint-Père, ou tout simplement de l’argent qui vaut tous les pardons, pour m’installer quelque part sous le nom d’Yvan Deroy mon double cloîtré dans sa folie et sa violence, mes papiers sont légaux, réels, comme ceux que j’utilisais pour circuler dans la Zone, les Pierre Martin, les Bertrand Dupuis si simples qu’ils en devenaient immédiatement vrais, je crois que je laissais peu à peu mon identité dans ces pseudonymes, je me divisais, petit à petit Francis Servain Mirkovic se dissolvait dans les vrais faux papiers pour se reconstruire comme un atome dans les milliers de noms de la valise, regroupés en un seul, Yvan Deroy pauvre dingue qui n’a sans doute jamais vu la mer ni caressé une femme, enfermé depuis toujours, il est si facile de s’approprier une identité, de mettre son visage à la place d’un autre, de prendre sa vie, né la même année que moi, il a eu la même adolescence fascinée par les idéologies violentes, oscillant entre l’extrême droite et l’extrême gauche avec une facilité déconcertante, sans opinion, en fait, à part celle de ses amis, Yvan Deroy s’il était sorti de son hôpital aurait collé des affiches néonazies, séduit par l’ordre martial et la haine, enchaînant préparation militaire sur préparation militaire et devançant l’appel pour enfin devenir un homme, un vrai, comme on dit, faisant l’admiration de ses parents et promis à un beau destin, le service militaire l’apprentissage des armes, de l’humiliation et de l’esprit de corps, cet esprit de corps qui intéressa tant Millán Astray le fondateur de la Légion espagnole lors de sa visite chez les Français à Sidi bel-Abbès en Algérie, le village fortifié dans la plaine oranaise inspira grandement le général borgne, les légionnaires venus de l’Europe entière se reconstruisaient dans la caserne, ils retrouvaient une famille un pays dans la Légion et plus que la France ils servaient la Légion elle-même, mon service militaire fut instructif, le crapahut en chantant, mon sac, mon fusil et mes camarades, camps, marches de nuit, j’aimais ce rythme, cette vie bien remplie, l’illusion de l’importance et de la responsabilité que vous donne un grade, un scratch en velcro sur la poitrine, un commandement, un pouvoir — au camp Joffre de Rivesaltes nous bivouaquions dans des baraquements plutôt sordides, descendus du plateau du Larzac des Corbières ou de je ne sais où avec armes et bagages — exercices de tir, manœuvres, j’ignorais bien sûr où nous campions, ce qu’étaient ces bâtiments délabrés, qui ils avaient accueilli en février 1939, puis en 1942, puis en 1963, bref toutes les utilisations possibles d’un camp militaire bien placé, proche de la route, de la voie ferrée et de la mer, un camp dont j’ai vu des images d’époque bien plus tard, je dormais dans un sac de couchage kaki là où avaient dormi les réfugiés espagnols républicains, soldats ou civils, rouges ou noirs, ceux qui effrayaient tant la France de Daladier qu’on jugea préférable de les interner puis de les exploiter dans des usines d’armement et pour la fortification des côtes avant que les Allemands ne les déportent à Mauthausen, pour la plupart, parmi eux Francesc Boix le photographe, né à Barcelone dans le quartier de Poble Sec le 31 août 1920, interné à Rivesaltes puis à Septfonds, enrôlé dans les Compagnies de travailleurs étrangers et capturé par les Allemands il arrive à Mauthausen le 27 janvier 1941, il y restera quatre ans, le triangle bleu agrafé sur la poitrine : ses clichés volés aux SS documentent la vie du camp, la mort omniprésente, Francesc Boix témoigne à Nuremberg et à Dachau, il meurt à Paris le 4 juillet 1951, deux mois avant son trente et unième anniversaire Francesc Boix meurt de maladie à l’hôpital Rothschild sans avoir revu Barcelone, à Paris il habitait une chambre de bonne rue Duc au coin de la rue du Mont-Cenis, à cinq minutes à pied de chez moi, nous nous sommes croisés au camp de Rivesaltes, nous nous sommes croisés sur les pentes de Montmartre, il travaillait comme photographe au journal