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L’Humanité, bien sûr, pour quoi d’autre que pour l’humanité, je suis allé voir sa maison natale à Barcelone, un quartier tranquille, à flanc de coteau, avec des arbres, un bâtiment du début du siècle sis au numéro 19 de la calle Margarit, son père tailleur possédait une échoppe au coin de son immeuble, aujourd’hui il y a un bar, j’y ai bu un canon à la santé du jeune socialiste espagnol qui s’est enrôlé dans l’armée républicaine fin 1938, alors que la débâcle était certaine, que la bataille de l’Ebre était perdue et que Franco, Millán Astray, Yagüe et les autres fonçaient sur Barcelone l’irréductible, propulsant cinq cent mille militaires et civils sur les routes de l’exil, ils passèrent la frontière à Cerbère, au Perthus, à Bourg-Madame, beaucoup finiront par retourner en Espagne ou choisiront l’exil au Mexique : Francesc “Franz” ou “Paco” n’a pas cette chance, il quitte définitivement Barcelone avec ses compagnons d’armes, la République est défaite, Paco ne perd pas le sourire, il a dix-sept ans, l’espoir, de l’humour, de la joie, une passion pour la photographie et un petit appareil photo que lui a offert le fils d’un diplomate soviétique, un Leitz modèle 1930, grâce auquel il a publié ses premiers reportages dans la revue Juliol, alors que le Front tenait encore bon et que la révolution était en marche, Francesc Boix sera le reporter de Mauthausen, je l’imagine en uniforme rayé, dans le froid terrible de l’Autriche, quatre hivers, quatre longs hivers de souffrance de maladie de mort qu’il occupe en dissimulant des clichés, en organisant la résistance, jusqu’à la libération — les Espagnols libèrent le camp eux-mêmes et pendent une banderole pour accueillir les Américains, Mauthausen et Gusen débordent de cadavres, mais si peu au vu des cent cinquante ou deux cent mille décès du complexe de camps, parmi eux les massacrés de la carrière de granit, les gazés de Hartheim, les morts par hypothermie, trempés dans l’eau glaciale pendant des heures, les victimes des expériences médicales, les électrocutés, les pendus, les fusillés, les malades, les affamés, les épuisés par le travail, les asphyxiés dans les camions à gaz, les battus à mort, selon la longue liste des modus operandi nazis, j’avais dix-huit ans j’ignorais le destin de Francesc Boix quand je jouais à la guerre dans le camp de Rivesaltes, je n’ai pas le souvenir d’y avoir rêvé de déportation, celle des Espagnols ou celle des juifs étrangers qui y transitèrent, en route vers la mort, ou celle des harkis que la France y installa en 1963 et dont certains y demeurèrent plus de sept ans avant qu’on ne leur trouve un logement définitif — dans ces baraquements pourris qui tombaient en ruine les uns après les autres aucune plaque, aucune stèle aucun souvenir, Francesc Boix le photographe de l’Erkennungsdienst de Mauthausen, le tout jeune homme de la rue Margarit à Barcelone, le témoin du procès de Nuremberg, à quoi pensait-il, après avoir témoigné, de retour au Grand Hôtel, il a aperçu Speer, Göring ou Kaltenbrünner dans les box des accusés, il a commenté les clichés dérobés aux SS, pris par l’étrange officier artiste Paul Ricken, auteur, en plus des images officielles du camp, de près d’une centaine d’autoportraits, de face, de profil, en uniforme, en civil, en armes, à cheval — c’est peut-être à lui que pense Boix, ce 27 janvier 1946 allongé sur son lit dans la chambre 408 du Grand Hôtel de Nuremberg, il repense à une des photos de Ricken, une des plus troublantes, où le nazi s’est pris allongé dans l’herbe, les bras le long du corps, en costume, bien chaussé et cravaté, dans la même pose que les pauvres types abattus par les gardes quand, d’après les Allemands, ils essayaient de s’enfuir : Ricken s’est offert un simulacre de mort violente, il s’est mis en scène comme le cadavre qu’il avait photographié la veille, pour quelle raison, Boix a des tirages avec lui, il les regarde, allongé sur son lit, il prépare la deuxième partie de son témoignage, que va lui demander l’avocat de la défense ? bah, on verra bien, il a une pensée pour Marie-Claude Vaillant-Couturier, si belle, il a fait son portrait pour la une de Regards, ils se sont rencontrés dans les couloirs, ont-ils parlé d’Espagne, qui sait, Vaillant-Couturier a écrit un reportage sur les Brigades internationales, elle témoigne aussi sur les camps, on dit qu’elle a franchi l’entrée monumentale de Birkenau en chantant La Marseillaise, elle est réellement magnifique, je me demande si Boix était amoureux d’elle, s’il la désirait, il avait sans doute la tête ailleurs, se souvenait-il encore de sa baraque à Rivesaltes, peut-être la même que celle où j’ai dormi, près de cinquante ans plus tard, moi aussi en uniforme, presque aussi jeune que lui mais promis à un autre destin : l’idée des documents de la mallette vient peut-être de Boix le photographe de Barcelone, en tout cas les 296 images de Paul Ricken sont bien rangées, numérisées, dans ma valise, pas celles de Mauthausen, mais celles de Graz, un sous-camp où Ricken a été muté fin 1944, le reportage de la marche de la mort de l’évacuation vers Ebensee, des centaines de mourants achevés par balle une fois tombés d’épuisement, les photos de Ricken le sec sont nettes et artistiques, il a pris son temps, pas un instantané tremblé plus ou moins flou, mal composé, tout l’inverse, une œuvre morbide consciente et précise où il cherchait à percer un secret, peut-être, Ricken l’artiste SS fou a été condamné à la prison à perpétuité au procès de Dachau en 1946, les 296 clichés sont restés clandestins — 296 plans rapprochés, presque toujours cadrés de la même façon, où l’on voit le visage du bourreau au moment où il tire, parfois crispé, parfois détendu, impassible le plus souvent, et l’effet du tir, au même moment, un nuage noir qui s’élève de la tête d’un homme étendu, collection d’exécutions documentant le massacre, comment Ricken a-t-il pu convaincre les SS de se laisser photographier, je n’en sais rien, Paul Ricken était un bizarre, professeur d’histoire de l’art membre du Parti national-socialiste dès la première heure, Boix et ses camarades espagnols le décrivent comme un type plutôt agréable, pas une brute, il ne dénonçait jamais ses “employés” détenus, ne faisait preuve d’aucune violence, il était juste un rien dérangé, je crois qu’il documentait sa propre déchéance morale dans ses centaines d’autoportraits, il se voyait tomber avec le monde autour de lui, tomber dans la nuit sans fond et c’est cette nuit qu’il photographie une semaine durant pendant la marche de la mort, c’est un parcours, un itinéraire, comme le mien depuis le camp de Rivesaltes jusqu’au train pour Rome, la disparition d’un homme dans la fascination de la violence, la sienne propre et celle des autres — Francis Servain Mirkovic s’est désagrégé de la même façon que Paul Ricken, peut-être ai-je voulu moi aussi documenter le voyage, disparaître et renaître sous les traits d’Yvan Deroy, si cela est possible, le train avance, bientôt Bologne, puis Florence et enfin Rome, j’ai soudain la sensation inouïe que quelque chose va se produire dans ce wagon, quelque chose de tragique comme au cours de la marche de Paul Ricken l’artiste nazi à lunettes, mon voisin dort, la tête en arrière la bouche ouverte le couple des mots croisés discute à voix basse rien de nouveau sous le soleil ferroviaire température constante vitesse plus ou moins constante pour autant qu’on puisse en juger sur l’écran noir de la fenêtre où s’anime, de temps en temps, une bourgade sinistre, à Rivesaltes nous allions en camion, de vieux camions bâchés qui grinçaient couinaient se balançaient sur leurs amortisseurs pourris, les chauffeurs étaient eux aussi des appelés formés sur le tas dans une cour de caserne, leurs notions de conduite étaient on ne peut plus militaires et succinctes, debout sur le frein dans les descentes, on était bringuebalés comme des sacs dans les virages, j’ai retrouvé ces sensations dans d’autres camions en Slavonie ou en Bosnie sauf que le plus souvent c’était Vlaho qui conduisait, tout aussi mal mais avec le sourire, le bougre a failli plus d’une fois nous balancer dans la Neretva avec armes et bagages, têtu comme une mule il était aussi impossible de lui faire lâcher le cerceau que de lui apprendre à utiliser le frein moteur, pour lui rétrograder eût été déchoir, une lâcheté, et encore aujourd’hui, mutilé, il descend les pentes dalmates à fond de train dans un véhicule spécialement modifié pour son handicap, Vlaho le chauffard vigneron catholique il y a longtemps que je ne l’ai pas vu, j’avoue que c’est entièrement de ma faute, trop de souvenirs, l’ombre d’Andrija, de nos exactions de soudards, nous parlerions de guerre, c’est certain, je me demande si Francesc Boix aimait revoir ses compagnons de déportation, il ne souhaitait sans doute pas se rappeler certains moments, les petites lâchetés quotidiennes de l’univers concentrationnaire, on ne survit pas quatre ans à Mauthausen sans quelques compromissions, sans entrer dans la zone grise des privilégiés, des