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Prominenten mieux nourris, moins battus que leurs camarades, dociles exécutants, comptables, administrateurs ou photographes au service du camp, qui pourra leur reprocher d’avoir échappé aux cent quatre-vingt-six marches de la carrière de pierres, aux baignoires glacées ou aux manches de pioche, d’avoir réussi à tirer leur épingle du jeu et survécu, les prisonniers de luxe étaient autorisés à se déplacer librement dans l’enceinte du camp, y a-t-il une culpabilité à survivre c’est probable, à Venise au bord de l’eau noire quand je pensais à Andrija j’étais pris de honte et de douleur, la triste mort d’Andrija dont je porte le cadavre absent, où que j’aille, il pèse, j’avance avec son corps sur les épaules une valise à la main, tout cela est bien lourd — au départ Lebihan mon chef pustuleux trouvait tout à fait naturelle ma passion pour les archives et les secrets, il me disait vous verrez, ça vous passera, les débutants sont toujours enthousiastes, c’est bien normal, après tout c’est un des avantages du métier, ces connaissances, il m’aidait à obtenir des informations auxquelles je n’aurais pas eu accès normalement, de vieilles fiches qui n’intéressaient plus personne mais étaient encore classifiées “secret-défense”, des rapports d’époque souvent microfilmés, des dossiers personnels, Lebihan disait que cette façon de faire était la meilleure pour m’apprendre le fonctionnement réel du Service, savoir comment obtenir telle ou telle information, etc., sa maxime était “les archives sont le terreau du renseignement”, c’était un vieux de la vieille de “l’humain”, comme on dit, avec lui j’étais à bonne école, quand il est parti à la retraite il m’a invité à déjeuner, des huîtres au Wepler, s’il vous plaît, il était plutôt content, même s’il me disait ça va me manquer, tout ça, je l’imagine découper des journaux dans une campagne aux alentours d’Evreux ou de Vannes, recoupant les sources, remplissant des classeurs aux ciseaux et à la colle, à moins qu’il ne s’adonne plus qu’à sa passion pour le vélo, Lebihan me racontait en engloutissant ses fines de Claire place de Clichy que quand il avait débuté, pour un autre service, il adorait enquêter dans les milieux du cyclisme, nous avons tous nos marottes, ajoutait-il en référence aux miennes, moi c’était le vélo, les gauchistes et les anars dans la petite reine — il n’y a pas de sot métier, j’ai pensé, et bien des facettes à la sécurité nationale — bien sûr on n’en trouvait pas beaucoup, des gauchos dans la pédale, mais bon, j’en dénichais à chaque fois quelques-uns, surtout des journalistes sportifs, hé hé, mes chefs du moment me disaient toujours enfin, Lebihan, allez plutôt à la Sorbonne ou à Nanterre, c’est là que ça recrute, alors je traînais mes guêtres à la fac quelque temps pour noyer le poisson, mais dès qu’il y avait la possibilité de suivre le Tour ou un Paris-Roubaix, j’en étais — aujourd’hui il doit se passionner pour les scandales et les enjeux financiers de son sport favori, expliquer les tenants et aboutissants des affaires à une épouse distraite ou à des copains de bistrot, bien sûr je n’ai aucune nouvelle de Lebihan depuis notre dernière poignée de main après le cognac au Wepler, il était ému, le vieux cycliste, pensez, il m’avait formé, et bien formé, il avait asséché le style de mes notes et de mes rapports, m’avait appris tous les secrets des métiers de l’ombre, des fiches et des archives, jusqu’à en remplir la valise, il se doutait de quelque chose, bien sûr, mais il était trop proche de la retraite pour se préoccuper vraiment de quoi que ce soit, pas envie de se mettre de possibles ennuis sur le dos, l’histoire avec Stéphanie ferait le tour du Service, enfin presque, les “relations intimes” entre fonctionnaires n’étaient pas encouragées, même si, au fond, elles résolvaient un certain nombre de problèmes de sécurité, au pire les possibles fuites resteraient internes et les conversations sur l’oreiller ne passeraient pas, si je puis dire, la porte du Boulevard : c’est le dénouement de l’affaire qui m’a valu un “éloignement” stratégique au fond de la Zone pour quelque temps, afin de ne pas la croiser tous les jours, et ce grâce aux intrigues de Lebihan auprès de la direction du personnel, merci au chef paternaliste fondu de bicyclette — Francesc Boix le photographe de Mauthausen adorait le vélo, lui aussi, il couvrit le Tour de France de 1947 à 1950 pour L’Humanité et Regards, à l’arrière d’une moto, comme il se doit, Lebihan l’aurait peut-être fiché comme “rouge” à la fin des années 1960 s’il n’était pas décédé en 1951, pauvre Francesc mort d’une étrange maladie de misère ou de remords contractée au camp, une de ces maladies inexplicables dont la mort est la seule issue, j’imagine d’où elle peut provenir, un soir de l’hiver 1943 qui sait Francesc Boix a peut-être reçu quelques faux reichsmarks du camp de Mauthausen en échange de son travail, Paul Ricken l’a à la bonne, il lui a obtenu d’aller faire un tour dans la première baraque près de l’entrée, le bordel pour les prisonniers, ouvert après la visite de Himmler six mois plus tôt, la passe coûte deux marks quelques déportées de Ravensbrück y travaillent elles ont été choisies par les SS elles sont belles dit-on, Boix traverse la cour principale dans la nuit, la première fois qu’il est allé au bordel c’était à Barcelone, près du Parallèle, dans un quartier trouble de ruelles puantes, un claque à l’ancienne, rouge, velouté, la chambre minuscule sentait la luxure et l’onguent prophylactique du Doctor Cáspar, il s’est allongé avec une Aragonaise grassouillette, nettement plus âgée que lui, l’affaire a été vite bouclée, il s’est reculotté en hâte pour achever de s’enivrer avec ses camarades, il aurait bien pris la jeune femme en photo, un souvenir de ses cuisses laiteuses et de sa toison abondante, qui remontait presque jusqu’au nombril, il se souviendra d’elle, mais peut-être pas vraiment de la jouissance, du moins pas autant qu’il aimerait s’en souvenir, le plaisir est un éclair sans traces, il traverse la cour de Mauthausen le mouroir pour aller retrouver son ami Garcia au bordel, récompense ultime du pouvoir nazi à ceux qui le servent bien : l’Allemagne nous tient par les couilles, pense-t-il, l’Allemagne nous tient par les couilles et il rigole tout seul, ce matin quinze Tchèques et Yougoslaves ont été fusillés par la Gestapo juste à côté du bureau d’identification où il travaille, il développait des films quand il a entendu les coups de feu, il est sorti de la chambre noire a regardé par la fenêtre a vu les cadavres affalés contre le mur il y avait quatre femmes parmi eux, et maintenant la nuit tombée il va au bordel où il y a un tourne-disque avec des chansons allemandes, les “gardiens” du claque sont des droit commun, envoyés ici après les crimes les plus terribles, assassins, violeurs, ces dégénérés sont les rois du camp, leurs sujets les juifs, les Polonais et les homosexuels, les nobles sont les opposants allemands, les républicains espagnols, bref toute la hiérarchie nazie — Francesc Boix croise quelques prisonniers faméliques qui reviennent d’un Kommando extérieur, il les salue avec respect, il sait qu’il a de la chance, que les quelques Espagnols employés dans les services d’administration du camp sont des privilégiés, que les détenus succombent les uns après les autres, épuisés, rompus par l’esclavage et le sadisme des gardiens, il salue aussi Johannes Kurt le SS qui les accompagne, pas un des plus méchants, pas un des meilleurs non plus, parmi les détenus il y a aussi d’anciens SS des déserteurs du front de l’Est, ceux-là n’échappent à aucune corvée à aucun travail pénible ils ne vont pas durer longtemps, ils ont déchu, ils ne méritent pas de vivre, ils ont trahi la patrie et son Führer hargneux, Francesc arrive à la porte du bordel, il y entre, retire son béret, dans l’antichambre un ex-garde-chiourme converti en maquereau est avachi dans un fauteuil, ses yeux brillent, la pièce pue l’alcool de pelures de patate, il y a de la musique,