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guten Abend, Spanier lui dit l’homme, il lui fait signe de passer, dans la salle des femmes des femmes en civil et des hommes en costume rayé, des voix des conversations amènes des rires au milieu du bruit des sabots en bois sur le parquet, une dizaine de putains, le double de détenus, Boix avise Garcia en grande conversation avec une des dames, il s’approche, le calot à la main comme un enfant timide, les femmes parlent allemand, Garcia le présente, il s’empresse de demander ich heisse Franz. Wir gehen ? dans son germain de contrebande, ils s’en vont vers une des pièces adjacentes, Francesc tend ses deux reichsmarks, la fille les prend, laisse tomber sa robe, sa peau est couverte de bleus et de cicatrices, elle lui fait signe d’aller vers le lavabo, elle baisse son pantalon rayé lui lave les parties en l’examinant soigneusement pour voir s’il n’a pas de poux, l’eau est glaciale il a l’impression que son engin se rétracte jusqu’au fond de son pelvis, il a un peu honte, il se souvient de Barcelone ici il est muet, il attrape un des seins tombants de la femme elle le regarde d’un air apeuré il ferme les yeux repense à sa putain aragonaise à la photographie qu’il n’a pas prise l’Allemande le tire par le sexe jusqu’au lit elle s’allonge elle écarte les jambes Francesc s’étend sur elle elle pue la sueur et le baraquement elle s’appelle peut-être Lola peut-être Gudrun il remue tant qu’il peut sans résultat elle pousse des cris de carnaval il fait semblant de jouir se relève lui sourit elle est laide ils ne sont dupes ni l’un ni l’autre — Francesc Boix retourne dans la grande salle le sourire aux lèvres Garcia lui donne une tape sur l’épaule, ça va mieux, hein, dit-il, et Boix répond sans mentir oui, ça va mieux, ça va déjà mieux et ça ira encore mieux bientôt, à quel moment sait-il qu’il va s’en sortir, qu’il va survivre, à quel moment prend-il la décision de survivre ? on raconte que les déportés savaient, voyaient ceux qui avaient une chance et ceux qui allaient crever, Manos Hadjivassilis un des résistants grecs de l’ELAS parvenu à Mauthausen après tout un périple, évadé deux fois, repris à près de mille kilomètres de Salonique aux alentours de Gorizia en compagnie de partisans yougoslaves, à peine parvenu au camp, encore dans la file d’attente pour l’identification, déjà détruit par ce qu’il voyait autour de lui, pris par la certitude que c’était la fin, Manos sortit soudain des rangs se mit à courir en direction des barbelés électrifiés pour s’y jeter, l’électricité lui contracta tous les muscles le fit saigner du nez et de la bouche dans une odeur d’ozone et de chair grillée il était encore vivant quand un gardien l’acheva d’une pieuse rafale, exit Manos Hadjivassilis le communiste grec de Macédoine qui avait parcouru l’Epire et traversé les Balkans à pied un fusil à la main, l’image de son cadavre photographié par Paul Ricken apparaîtra dans le bain révélateur de Francesc Boix, puis pendue sur une corde à linge pour sécher, entre-temps le corps de Manos aura déjà disparu dans le crématoire, pour finir au cœur du ciel poisseux d’Autriche, espérons que Zeus le patient ait fait pleuvoir ce nuage gris au-dessus de l’Olympe, Boix sortira du camp, lui, et ira même en Grèce couvrir la guerre civile pour des publications communistes, un répit, un bref sursis avant l’hôpital Rothschild et le cimetière de Thiais, Francesc était déjà mort, il était déjà mort à Mauthausen dont on ne sort pas, il était mort entre les bras de la prostituée allemande, un soir au bordel de la baraque no 1, dans l’impossible contact avec cette Gudrun ou Lola, son âme tombée entre leurs deux corps, c’est là qu’il avait contracté la maladie, là, dans l’impossibilité de trouver autre chose que la chair plus ou moins putride, aucun autre contact possible, aucune consolation, une solitude éternelle l’avait pris, il flotterait sur le monde sans rien toucher, comme Paul Ricken documentariste de la déchéance, atteint de la même affection — si j’y pense mes tentatives pour échapper à la Zone au souvenir participent peut-être du même syndrome, que s’est-il passé, à Venise avec Marianne, à Paris avec Stéphanie la brune, dans les bars à putes de Zagreb ou les cabarets sordides d’Alep, que s’est-il passé en Bosnie, qu’est-ce qui m’attend à la fin de ce voyage, à Rome, dans la tendresse distante de Sashka et de son appartement, qu’est-ce qui m’attend sous le nom d’Yvan Deroy le fou, vais-je pouvoir me débarrasser de moi-même comme on enlève un pull-over dans un train surchauffé, dans la désespérance noire de la nuit bolonaise, des banlieues à n’en plus finir, je frissonne au souvenir du visage de Stéphanie, je revois son portrait balancé hier avec le reste des objets inutiles de l’appartement, peut-être un clochard va-t-il le récupérer pour le cadre ou pour les cheveux châtain foncé mi-longs, les quelques taches de rousseur sur le nez et les pommettes, le demi-sourire très posé, sûre d’elle, le col roulé noir, une image de trois quarts avec Sainte-Sophie et le Bosphore derrière elle, à la fenêtre de notre dernière chambre d’hôtel, un portrait d’une beauté fulgurante, peut-être le clodo qui fouille dans la poubelle tombe-t-il lui aussi amoureux d’elle, il la voit et aussitôt il se pâme, il va garder la photo pour se tenir compagnie, il lui parlera, lui inventera un prénom une vie une histoire d’amour passionnelle, s’il savait, s’il connaissait Stéphanie Muller l’Alsacienne brillante forte et dangereuse, je l’ai croisée avant son départ en poste, avant qu’elle ne soit sous la gouttière, comme on dit dans notre jargon, être sous la gouttière signifie partir en poste à l’étranger et donc recevoir sur la tête une pluie d’espèces sonnantes et trébuchantes correspondant à trois ou quatre fois un salaire parisien, Stéphanie promise à un grand avenir est sans doute à Moscou à l’heure qu’il est, je suis censé ignorer où elle se trouve, je n’aurais pas dû repenser à elle, il doit faire bien froid à Moscou, un peu comme en Alsace, pas du tout comme ici en Italie douce et méditerranéenne, je me retourne sur le siège, j’ai envie de me lever, de faire quelques pas pour chasser l’image de Stéphanie au corps parfait, à la voix parfaite, à l’intelligence aiguë, Stéphanie à qui je racontais l’histoire de Francesc Boix le photographe de Mauthausen lors de notre voyage à Barcelone, comment peux-tu te passionner pour des histoires pareilles, disait-elle, elle lisait Proust et Céline, rien que Proust et Céline, ce qui lui donnait, je crois, le cynisme et l’ironie nécessaires à sa profession, elle relisait le