Cités à la dérive, sans bien comprendre, sans reconnaître dans les manigances des ombres entre les pages mes propres pas de mouchard international, tout comme aujourd’hui, assis sous ma valise, immobile à plus de cent kilomètres à l’heure, je me laisse porter à travers le crépuscule sans avoir peut-être réellement conscience du jeu auquel je participe, des fils qui me tirent aussi sûrement que ce train m’emporte vers Rome, et dans ce doux fatalisme auquel vous poussent la lassitude et l’insomnie mes yeux se perdent au milieu du soir de décembre et des lucioles de givre que le train allume par instants sur les arbres sans feuilles, la vie peut ressembler à un mauvais prospectus d’agence de voyages, Paris Zagreb Venise Alexandrie Trieste Le Caire Beyrouth Barcelone Alger Rome, ou à un manuel d’histoire militaire, des conflits, des guerres, la mienne, celle du Duce, celle de Millán Astray le légionnaire borgne ou bien avant cela celle de 1914 et ainsi de suite depuis la guerre du feu, en bon soldat je suis arrivé à la gare de Lyon ce matin juste à l’heure, quelle drôle d’idée me suis-je entendu dire au téléphone, quelle drôle d’idée de venir en train, je suppose que vous avez vos raisons, je n’en n’ai pas, je crois, j’ai simplement raté l’avion et dans le train qui m’a amené à Milan, à moitié endormi, j’ai rêvé — depuis combien de temps n’ai-je pas pris le train — de guerre d’Espagne et de ghettos polonais, sans doute influencé par les documents dans ma mallette, dont l’encre informatique devait couler sur mon siège et pénétrer mon sommeil, à moins qu’il ne s’agisse des doigts diaphanes de Marianne aux veinules bleutées, dans ce point d’inflexion de ma vie, aujourd’hui 8 décembre je rêvasse assis entre deux villes mortes comme un touriste observe, au gré du paquebot qui le promène, la Méditerranée défiler sous ses yeux, interminable, bordée de rochers et de montagnes ces cairns signalant autant de tombes de fosses communes de charniers une nouvelle carte un autre réseau de traces de routes de voies ferrées de fleuves continuant à charrier des cadavres des restes des bribes des cris des ossements oubliés honorés anonymes ou consignés dans le grand rôle de l’histoire vil parchemin imitant vainement le marbre et qui ressemble au magazine à deux sous que mon voisin a bien plié pour pouvoir le lire sans effort, la surdose de stupéfiants du businessman italien, les scandales assez peu scandaleux des actrices et des demi-mondaines, les faits et gestes d’inconnus, en réalité assez proches du contenu de la valise, des secrets que je vais revendre à leurs propriétaires légitimes, fruits d’une longue enquête au détour de mes activités de mouchard international : en 1998 entre deux réunions je parcourais la ville dans l’hiver toujours clair du Caire, quand la poussière est peut-être moins abondante qu’en été et surtout que la chaleur est supportable, quand les Egyptiens disent qu’il fait froid, étrange idée dans une ville où la température ne descend jamais au-dessous de vingt degrés, sur l’avenue Qasr el-Ayni au bord de la décadence de Garden City le quartier éminemment britannique et délabré où se trouvait mon hôtel il y avait un magasin d’alcools tenu par des Grecs, j’y allais de temps en temps me ravitailler en Ricardo le vrai pastis d’Alexandrie, dans leur vitrine pour ne pas choquer les musulmans on ne trouvait que des montagnes de boîtes de mouchoirs en papier, bleues, roses ou vertes alors qu’à l’intérieur les vieilles étagères de bois ployaient sous les Metaxa, le gin Bordon’s et le whisky J & C