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Voyage et la Recherche qu’elle appelait ainsi, par leur petit nom, le Voyage et la Recherche, tous deux dans la Pléiade, comme il se doit, et me remplissait d’une admiration jalouse, je n’avais pas réussi à terminer la Recherche, les histoires de nobles et de bourgeois parisiens m’ennuyaient presque autant que les jérémiades de leur narrateur, et le Voyage me déprimait terriblement, bien que les errances de ces pauvres types aient tout de même quelque chose de touchant, quand nous partions en vacances ou en week-end Stéphanie mettait dans son sac, au hasard, un des volumes de Proust ou le premier tome de Céline, on ne change pas de marque de parfum, elle ne changeait pas de livre, son Chanel et son Marcel, et voilà, prête à partir, ses seules concessions à la nouveauté étaient des ouvrages sur Proust et Céline, séparément ou les deux à la fois, qu’elle lisait d’un œil distrait, critique, et ces essais la confortaient dans sa monogamie, la poussaient à revenir au Texte après le commentaire : écoute, disait-elle, je me fade des notes et des rapports toute la journée, je rédige des analyses, j’ai bien le droit à un peu de détente, le droit de lire des trucs bien écrits, ça me change, Stéphanie est une spécialiste de ce qu’on appelle le risque-pays, elle a travaillé quelque temps à la délégation des Affaires stratégiques avant de passer le concours de notre magnifique caserne de l’ombre, avant qu’on ne lui suggère, plutôt, de passer ce concours administratif discret — à Barcelone ville des banques et des palmiers je cherchais les traces de Boix, des républicains, des anarchistes, des miliciens du POUM, des staliniens du PSUC, elle, elle parlait tapas, musée Picasso, Miró, elle disait c’est sympathique, ce restaurant est très sympathique, le quartier est vraiment sympathique, Gaudí, c’est sympathique, elle était tellement belle, avec ses lunettes de soleil sur le port, en regardant partir les ferries qui vont à Majorque et à Minorque, ses cheveux jusqu’aux épaules, sa main dans la mienne, j’en oubliais ma Zone, ma valise, je devenais un touriste, ce qui est la plus agréable des conditions quand on est deux, qu’on a de l’argent et envie de faire l’amour tout le temps, elle me répétait arrête de penser à ces histoires de guerre, on rentre à l’hôtel ? nous rentrions à l’hôtel dont on ne ressortait qu’à la nuit tombée, pour nous enfoncer dans le carnaval des ruelles du centre de Barcelone qui donnaient l’impression d’avoir été fabriquées par les touristes eux-mêmes pour les rendre sympathiques, comme une vieille putain se met une perruque violette s’il le faut, prête à tout pour vous plaire, Barcelone susurrait fiesta, fiesta à l’oreille de l’homme du Nord prêt à tout pour se divertir, pour s’empiffrer de soleil et de paella, pour se noyer dans des litres et des litres de sangria rouge et épaisse comme le sang des taureaux de la Monumental dont le décès rituel donnait des frissons d’interdit aux Français, aux Anglais, aux Allemands convaincus par le spectacle si réussi d’une Espagne sauvage et mystérieuse qu’ils seraient seuls à connaître, on trouvait même de l’absinthe pour les nostalgiques incurables, je me souviens il y avait un rade appelé Marseille au détour d’une ruelle sinueuse peuplée de péripatéticiennes très laides, un bar tenu par un Allemand chauve, obèse et antipathique, une taverne puant la crasse, l’anis et le tabac froid, je suis entré avec Stéphanie aveuglé par l’amour et le Guide du routard, on nous a lancé une absinthe qui aurait fait pleurer Van Gogh, avec une bouteille d’eau en plastique et un sucre emballé dans du papier, les traditions se recomposent, les touristes et les jeunes indigènes touillaient leur sucre dans l’absinthe avec une cuiller façon café au lait, la fée verte avait un goût déprimant de chartreuse, la musique et les voix étaient assourdissantes, sympathiques, si vivantes, je pensais à ce pauvre Francesc Boix et à sa prostituée aragonaise, les stars du quartier s’appelaient Jean Genet et Pierre Mac Orlan, il y avait même un restaurant de poisson très chic qui s’enorgueillissait de les avoir reçus et arborait fièrement les écussons de guides touristiques du monde entier, la lopette Genet le voleur famélique ne devait pas dîner souvent dans des restaus de grande classe, paix à son âme, avec ses michetons et ses gitans aux longs surins brillants, l’Allemand chauve et puant a fini par nous mettre dehors parce que nous ne consommions pas assez vite à son goût, au fond une libération, le petit-fils qui sait d’un des gardiens de Boix à Mauthausen sert maintenant de l’absinthe aux petits-neveux du photographe, Stéphanie était un peu ivre et enchantée de l’expérience, elle ne voulait pas rentrer tout de suite, nous sommes allés faire un tour sur le port, là où en 1569 Miguel de Cervantès s’était embarqué pour l’Italie, deux ans avant la bataille de Lépante, dont on fabriquait les immenses galères dans les darses toutes proches, reconverties aujourd’hui en musée de la Marine — Cervantès avec sa collerette voit sur la plage les navires militaires tirés au sec, les chiourmes qui festoient sans savoir que bientôt il sera à bord d’un de ces vaisseaux, à manœuvrer une arquebuse face au Turc cruel, il observe un moment les feux sur le sable, c’est le soir, il s’enfonce dans les ruelles près de l’église Sainte-Marie-de-la-Mer pour trouver un estaminet propice à l’ivresse, où l’on sert le vin épais des villages alentour et, passablement soûl, peu avant minuit, il engage une discussion animée avec un gentilhomme du cru : pourquoi en viennent-ils aux mains, je l’ignore, ils décident de sortir, enflammés par l’alcool et les insultes ils tirent leurs épées sur une placette voisine, Cervantès est un bravache mais il est ivre, le fer s’entrechoque par deux fois, deux fois seulement et son fleuret s’envole, le laissant désarmé à la merci du Catalan, qui devait être poète, qui devait très certainement être poète car au lieu de l’embrocher sur-le-champ il décide d’humilier le Madrilène, lui ordonne de se mettre nu, là, à la pointe de l’épée, avant de lui faire administrer une solide correction par ses gens d’armes et de le laisser à moitié évanoui contre les pavés mal équarris dans la nuit cruelle — fourbu, endolori Cervantès se traîne jusqu’à la muraille qui entoure le port, il est encore soûl, et il rit, il ne peut s’empêcher de rire aux éclats de sa propre infortune, décidément il n’y a plus de chevaliers ni d’esprit chevaleresque, l’homme est nu, maintenant, dans les méandres de la modernité, il enfile le caleçon long que son adversaire a eu la gentillesse de lui laisser non sans l’avoir préalablement trempé dans le caniveau, l’enfile et retourne chercher une taverne accueillante où continuer à rire et oublier ses contusions, sans chemise, aussi dévêtu que Don Quichotte dont il aura l’intuition bien plus tard, en repensant à la rixe barcelonaise, rixe d’ivrognes comme il se doit en littérature — avec Stéphanie nous sommes allés dans un estaminet bien différent, le côté moderne, stylé, de la capitale catalane, un endroit rouge et blanc, sobre, où les clients buvaient debout, dans la fantasmagorie artistique d’un projecteur de vidéos, des cocktails aux couleurs assorties : il y avait des hommes bien habillés, des femmes élégantes, et le contraste était si grand qu’on avait l’impression d’une ville devenue schizophrène, ou illusionniste, d’un côté le faux sordide nostalgique et de l’autre l’image la plus avant-gardiste de la modernité tranquille et bourgeoise, bien loin de Don Quichotte, les deux aspects tout aussi artificiels l’un que l’autre me semblait-il, l’identité de Barcelone doit se trouver cachée quelque part entre ces deux images, comme Beyrouth de l’autre côté exactement de la Zone se balançait à l’infini entre modernité rutilante et pauvreté belliqueuse, reflet, symétrie de Barcelone sur l’axe central de l’Italie, la Méditerranée pliée en deux les deux ports de l’Est et de l’Ouest se recouvrent exactement, à Beyrouth quand j’y allais en mission nos types de l’ambassade m’emmenaient souvent dans une boîte de nuit au nom étrange de BO18, un hangar derrière le port dans le quartier de la Quarantaine, où avait eu lieu un des premiers massacres de la guerre civile, en janvier 1976 les phalangistes avaient passé par les armes les Palestiniens d’Intissar et les Kurdes qui habitaient ce camp putrescent coincé entre les conteneurs des docks et la décharge municipale, et c’est à l’endroit précis de la boucherie que le propriétaire avait ouvert son établissement, où rugissait une alternance agréable de musique internationale et de pop arabe, à l’heure de grande affluence l’ambiance était incroyable, de jeunes femmes magnifiques dansaient debout sur les tables rectangulaires, sur le bar interminable, le décor et l’éclairage étaient sobres et de bon ton, dans l’atmosphère explosive de la boîte surchauffée tout le monde buvait des cocktails B-52 enflammés au briquet par un barman expert, tout le monde suait à grosses gouttes, tout le monde secouait son corps, par instants retentissait une sirène bruyante, comme celles qui s’utilisaient pour les attaques aériennes et soudain, par miracle, le toit mobile du hangar s’ouvrait, les étoiles et le ciel de Beyrouth apparaissaient au-dessus des danseurs, des buveurs et les chants, les cris, la musique montaient vers les cieux comme une colonne de fumée, répandant la fête et la joie dans la baie de Jounieh, jusqu’aux petites heures du matin, l’ouverture du plafond était régulée automatiquement par la température ambiante et protégeait les derniers clients de la fraîcheur de l’aube en se refermant doucement, comme le sarcophage d’un vampire, j’étais soûl au BO18 il était près de sept heures il faisait grand jour affalé dans un coin j’observais les employés commencer à nettoyer, dans la grande salle vide j’ai regardé la disposition des tables, en rangs parallèles, des blocs en bois, deux mètres de long environ tous alignés comme dans un cimetière, des tombes, j’ai pensé dans mon ivrognerie, les tombes des massacrés de la Quarantaine, j’ai regardé de plus près et effectivement chaque table portait sur le côté une petite plaque en bronze, invisible dans le noir, avec une liste de noms en arabe, les clients dansaient sur les cercueils figurés des morts de la Quarantaine, les sirènes de la guerre retentissaient dans la nuit, Beyrouth dansait sur des cadavres, Beyrouth dansait sur des cadavres et j’ignore s’il s’agissait d’un hommage posthume ou d’une vengeance, une revanche sur la guerre qui empêchait de danser en rond, d’une forme de mémoire aussi, un cimetière musical pour ceux qui n’avaient pas de tombeau, une libation fumante au cours d’un banquet funèbre, des danses funéraires, un dernier cocktail avant l’oubli — les Libanais sont les champions du design et du décor d’intérieur de ce côté-là de la mer, comme les Catalans de l’autre, ils mettent en scène la tragédie : à Beyrouth, on trouve peu de monuments consacrés à la guerre civile, peu de plaques, pas de mémorial, chacun porte sa part de souvenir comme il peut, comme Rafaël Kahla l’écrivain porte les souvenirs des combattants palestiniens, Intissar et Marwan, les légendes abondent, ainsi les récits mythiques de Ghassan à Venise, les ogres de la guerre libanaise, leur geste, l’ost d’un seigneur contre un autre, les morts les disparus tout cela est porté individuellement, c’est un récit personnel de larmes et de vengeance, au contraire à Barcelone de l’autre côté de la mer la démocratie retrouvée a multiplié les hommages et les monuments, les rues ont été rebaptisées, George Orwell le milicien trotskiste désabusé possède même une place à son nom dans la vieille ville, elle sent l’urine certes, mais c’est une jolie petite place entourée de bars un rien sordides, peuplée de néohippies italiens qui jouent