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Bella ciao, Bella ciao au pipeau, encore un endroit que Stéphanie trouvait sympathique, comme la rue Avignon toute proche où j’aime à croire que Picasso reçut l’Inspiration dans une maison close, ses demoiselles d’Avignon sont les prostituées malingres d’un bordel de Barcelone, aujourd’hui devenu une pension pour touristes — Stéphanie armée de Proust et de Céline aimait tout, les beaux quartiers aux larges avenues où auraient pu se promener les personnages du faubourg Saint-Germain ou de l’Opéra, et le centre historique plutôt miséreux où devaient exercer les confrères ibères de Bardamu, entre la tombée du jour et l’heure du dîner nous restions à l’hôtel, après avoir fait l’amour nous lisions, moi l’Histoire de la guerre d’Espagne de Brasillach et Bardèche, que le vieux fasciste m’avait offerte quand j’étais encore au lycée et qui m’avait paru l’ouvrage le plus adapté, avec les souvenirs d’Orwell, à une escapade en Catalogne, Stéphanie était hors d’elle, ça me donne la nausée disait-elle, tu devrais avoir honte de trimballer ces horreurs nazies jusqu’ici, j’essayais de lui expliquer que cette version de l’histoire avait été officielle en Espagne jusqu’à la fin du franquisme, les méchants étaient les rouges, les bons les autres, et qu’il y avait encore quelques “historiens” pour défendre la thèse selon laquelle Franco avait sauvé l’Espagne de Staline et des anarchistes, qui sont encore pires, Stéphanie n’en démordait pas, ce n’est pas une raison, disait-elle, pour lire des fascistoïdes et des nazillons, alors j’utilisais un autre argument, un coup bas, je disais et Céline ? et Céline, ce n’était pas un fasciste antisémite ? vexée elle répondait ce n’est pas pareil, ce n’est pas si simple, j’étais tout à fait d’accord, ce n’est pas si simple, et nous en restions là, ce n’était pas si simple, c’était même plutôt complexe, Stéphanie Muller brillante intellectuelle française analyste géopolitique pour notre étrange Service se mettait à me chatouiller pour se venger, et la querelle politique s’achevait dans les plumes et les bruits de matelas, je pense qu’elle aurait pu pardonner à Brasillach s’il avait écrit un seul grand livre, mais c’était pour elle un écrivain médiocre qui ne méritait aucune clémence, il avait été truffé de plomb à la Libération, et voilà, épuré — la France épurait, Stéphanie me chatouillait et Barcelone brillait de tous ses feux catalans, modernes, européens, festifs, et ne souhaitait pas se rappeler qu’elle s’était enrichie surtout dans les années 1960, en plein franquisme, que la bourgeoisie locale s’était bien vite accommodée de la dictature et avait fait fortune en exploitant des dizaines de milliers de migrants venus de l’Espagne entière : pauvre Orwell, dans sa chambre d’hôtel près de la place de Catalogne, aujourd’hui à deux pas de la Fnac, des galeries Lafayette locales et d’un magasin de cosmétiques, pourchassé par les staliniens après la guerre dans la guerre de mai 1937 qui les opposa au POUM et aux anarchistes, contraint de fuir pour éviter la répression, le bel Orwell dans sa chambre comprend que la bataille est perdue, et ce près de deux ans avant la fin, avant la longue route qui mènera Boix vers Mauthausen, terminus Nord — Stéphanie la douce aimait les mythes révolutionnaires, le poing levé et les