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no pasarán, elle préférait les souvenirs d’Orwell aux élucubrations idéologiques de Bardèche et Brasillach, Brasillach le Catalan de Perpignan aimait pêcher au lamparo du côté de Collioure, dans la barque de son cousin, des anchois luisants, des sardines grassouillettes, était-il déjà antisémite, avait-il seulement déjà rencontré un juif, avait-il déjà succombé aux facilités de la paranoïa et de la conspiration, lui qui passait souvent près du camp Joffre de Rivesaltes, où, après les soldats espagnols, furent concentrés une bonne partie des juifs étrangers raflés en zone libre, Brasillach approuvait ces déportations, selon lui il fallait se débarrasser des juifs jusqu’aux enfants, ce n’est pas pour cela que de Gaulle le fit fusiller, au matin du 6 février 1945, dans l’aube glacée du fort de Montrouge, Brasillach cria vive la France comme les résistants envoyés au peloton avant lui, de Gaulle le noble avait rejeté le pourvoi en grâce de Brasillach pour des raisons obscures, peut-être par haine des homosexuels, peut-être pour contenter les communistes, peut-être par paresse, ou peut-être, comme le pensait Stéphanie, parce que ce n’était pas un si grand écrivain que ça, mais certainement pas pour son antisémitisme, s’il avait été juste antisémite Brasillach aurait été gracié, témoin son beau-frère Maurice Bardèche qui fut libéré au bout de quelques mois de prison ou Céline lui-même, rapatrié après des mois à se geler les couilles dans une cabane au Danemark : le petit médecin amer était un partisan du sionisme et de l’Etat d’Israël, censé débarrasser l’Europe de ses juifs encombrants, ces hybrides, ces apatrides immondes, et Stéphanie pensait en son for intérieur qu’il avait raison, qu’au fond, l’exil était la seule solution au problème juif, la réponse à la question juive et Israël était un placard bien pratique pour ranger ces débris encombrants de Méditerranée, d’Europe centrale ou de France, ces débats me déprimaient, je pensais à Harmen Gerbens le Hollandais et à son appartement, aux juifs du Caire ou d’Alexandrie passés par l’Espagne en 1967, à tous ces mouvements dans la Zone, flux, reflux, exilés qui en chassent d’autres, au gré des victoires et des défaites, de la puissance des armes et du tracé des frontières, une ronde sanglante, une vendetta éternelle et interminable, toujours, qu’ils soient républicains en Espagne fascistes en France palestiniens en Israël tous rêvent du destin d’Enée le Troyen fils d’Aphrodite, les vaincus aux villes détruites veulent détruire à leur tour d’autres villes, récrire leur histoire, la changer en victoire, ailleurs, plus tard, je pensais à une page du carnet de Francesc Boix, le photographe de Barcelone, une des pages du manuscrit perdu de ses souvenirs, le chemin a changé, les ornières ont été comblées par les cadavres et les ombres des cadavres, la route ne décrit plus les mêmes coudes, le ciel paraît plus chargé comme si les nuages n’en finissaient pas de moudre et de mâcher on ne sait quelles idées, des idées qui ne veulent plus de nous, avec Estrella il y a longtemps, ses doigts refermés sur mes poignets comme des menottes de chair, l’air enfumé du café bondé ne faisait même pas pleurer ses yeux, pas une larme, rien, juste cette clarté aigue-marine dont on sait qu’elle promet plus qu’elle ne peut tenir, il y avait aussi Miguel et Inés ce soir-là, nous avions décidé non pas de refaire le monde mais d’ajouter quelques absurdités, des taches d’incongruité afin de mieux nuancer sa cruelle teinte de plomb, j’avais les poches pleines de billets n’ayant plus cours, je promenais mon doigt au-dessus de la flamme des petites bougies tenaces, Estrella me parlait de cette maladie qui avait failli faire d’elle un petit corps glacé glissé sous la terre, du médecin ivre qui avait réussi, par on ne sait quel hasard, à diagnostiquer son mal et lui fournir les moyens de s’en relever, et en l’écoutant je ne pouvais m’empêcher de ressentir chacun de ses maux, d’épouser la courbe mouvante de sa douleur, je devenais le souvenir de chacune des gouttes de sueur qui avaient éclos sur sa peau, j’étais la fièvre, son feu nourri de glace dans ses yeux, tout cela Estrella me le disait à demi-mot, entre deux gorgées, deux soupirs légers comme des plumes, tout se faisant toujours dans un entre-deux, une parodie de crépuscule, je compris alors que je passerais la nuit dans les bras d’Estrella, qu’il ne s’agissait ni de choix ni de désir, la ville baignait dans un halo implacable, on entendait feuler des moteurs et glapir des ivrognes, à croire que la ville se rêvait campagne, de nuit certaines places auraient pu être des champs, et voilà qu’Estrella s’était levée, une ascension, un miracle, son menton m’indiquait la porte, Inés et Miguel nous suivirent un instant puis disparurent, ils cessèrent d’exister ou retournèrent à un état d’avant l’existence, tout parut se dissoudre puis la respiration d’Estrella se fit plus saccadée et je sus que nous courions, non pas réellement, mais dans nos cœurs, dans nos chairs, un escalier se présenta à nous et dix minutes plus tard elle me jetait sur un lit la ville eut alors la délicatesse de s’absenter derrière les carreaux de la fenêtre, tous les bruits se contractèrent en un minuscule poing sonore, j’avais envie d’oublier les secondes à mesure qu’elles se déployaient devant mes yeux, je n’aurais pas supporté qu’elles s’accumulent, se sédimentent, complotent contre moi, je voulais rester fragile et volatil, mais Estrella était comme le mercure, elle roulait sur moi, me contournait, je n’arrivais pas à défaire ses vêtements, mes doigts s’attardaient sur les innombrables boutons de son gilet, mes yeux étaient fermés et j’avais l’impression de voir l’intérieur de mon corps, un paysage en perpétuel changement, peuplé de machines ahanantes et de monstres apeurés, c’était l’alcool, bien sûr, mais aussi l’épuisement de l’homme voué à se perdre dans la beauté d’autrui, il y eut un moment où je sentis qu’elle me prenait en elle, et mon sang dans mes tempes chantait comme un roulement de tambour, mes ongles s’enfoncèrent, mes dents cherchèrent ses os, quelque part dans une pièce voisine un gramophone libéra un air d’opéra, une voix de femme vaincue mais furieuse se mit à parler de nous, de ce que nous allions devenir si nous commettions l’erreur de changer ces gestes en habitude, ces cris en promesses, l’espace en temps, puis tout se brisa, tout cessa, j’étais sur le port et je fumais un cigare, j’étais vieux, très vieux, les gens passaient devant moi en flottant, il y avait deux soleils dans le ciel, je venais je crois de mettre au point une bombe si puissante que même les mers allaient s’enflammer, un télégramme m’apprenait au dernier moment que mon maléfique projet était éventé, je devais me rendre aux autorités, au lieu de ça je m’évertuais à faire démarrer une voiture volée, la manivelle refusait de tourner, des enfants se moquaient de moi et l’inquiétude finit par m’extirper de ce mauvais rêve, Estrella dormait tout contre moi, elle souriait dans son sommeil, ses deux mains reposaient entre ses cuisses, il devait être cinq heures du matin, je suis parti sans laisser de mot, le sceau de ses lèvres sur ma nuque, plus entier que la veille, un peu plus vieux, aussi, comme s’il me restait encore d’insoupçonnés pucelages à abandonner à la vie, disait Boix, cinq ans après Mauthausen en se souvenant de Barcelone aujourd’hui perle de Méditerranée capitale de la Catalogne triomphante emplie de la morgue, de l’arrogance des nouveaux vainqueurs nationalistes, fiers de leur victoire économique sur l’oppression castillane, où les bons ont enfin triomphé, obtenu la vengeance posthume qu’ils souhaitaient : avec Stéphanie main dans la main nous nous promenions sur la plage et le front de mer récemment remodelés, modernisés, débarrassés de leurs gargotes, plantés de palmiers, arrachés à George Orwell et Francesc Boix, précipités vers Cannes Gênes ou Nice à grands coups d’investissements touristiques, prêts à recevoir les pelletées de Nordiques venus fondre sur le sable, vers dix-neuf heures les Ramblas se couvraient d’une vague inexorable de bikinis et de serviettes de bain enserrant des chairs rougeaudes épuisées de soleil, des autocars pressés lâchaient leurs nuées de photographes amateurs devant la Sagrada Familia, des tonnes de paella décongelaient dans les fours, Stéphanie s’achetait des chaussures, des robes, des bijoux fantaisie — je réussis à la convaincre d’aller jusqu’à la fin de l’avenue Diagonal, quand elle rejoint la mer si chère aux promoteurs et aux urbanistes modernes, pour voir un immense chantier, un terrain vague semé de bulldozers et de bétonneuses, au bas d’immeubles élégants, avec vue, parmi les plus chers et les plus modernes de la ville, ce terrain vague fourmillant d’ouvriers s’appelait autrefois campo de la Bota, le camp de la Botte, et les phalangistes l’avaient choisi comme lieu d’exécution par balle, deux mille innocents, anarchistes, syndicalistes, ouvriers, intellectuels, avaient été massacrés sous les fenêtres des appartements de luxe d’aujourd’hui, sommairement condamnés par une cour martiale distraite et exténuée, puis confiés à un peloton d’exécution distrait et exténué, avant que leur souvenir ne soit définitivement enterré par des ouvriers immigrés distraits et exténués : à la place du charnier aux deux mille cadavres la mairie de Barcelone construisait son Forum des Cultures, Forum de la Paix et de la Multiculturalité, en lieu et place de la boucherie franquiste on élevait un monument au loisir et à la modernité, à la fiesta, une gigantesque opération immobilière censée rapporter des millions en recettes indirectes, tourisme, concessions, parkings, et enterrer de nouveau à jamais les pauvres vaincus de 1939, les sans-grade, ceux qui n’ont rien à opposer aux excavatrices et aux pelleteuses à part la liste interminable de leurs noms et prénoms, Stéphanie était soudain indignée, mais il n’y a pas un monument ? pas une plaque ? je répondais ne t’inquiète pas, un architecte brillant trouvera bien un moyen de dissimuler un vibrant hommage dans son œuvre, quitte à mettre quelques fausses traces de balles dans un mur en béton, aujourd’hui le Forum des Cultures est principalement utilisé pour des concerts, on y danse sur les cadavres comme à Beyrouth, comme au BO18 de la Quarantaine à Beyrouth, mais au lieu de la danse du souvenir il s’agit de la danse de l’oubli que seule permet la mémoire étatique, qui juge où il est bon de se souvenir et où il vaut mieux mettre un parking, bien plus utile à une ville européenne que les souvenirs encombrants de gens qui seraient morts, de toute façon, morts aujourd’hui de vieillesse, grabataires, aliénés ou malades, leurs enfants et leurs petits-enfants sont heureux ils ont des motocyclettes des tramways et des pistes cyclables, des plages où parquer les touristes, ce ne sont pas quelques milliers de balles franquistes qui vont changer les choses, on ne peut pas vivre assis en pleurnichant sur des cadavres, c’est le mouvement de l’univers, je pensais aux immeubles bon marché qui encombrent aujourd’hui l’ancien camp de Bolzano, on n’y bat pas plus sa femme qu’ailleurs, je suppose, les fantômes n’existent malheureusement pas, ils ne viennent pas tarabuster les locataires des HLM de Drancy, les nouveaux habitants des ghettos vidés de leurs juifs ou les touristes qui visitent Troie, ils n’entendent plus les pleurs des enfants brûlés dans les ruines de la ville : à la Risiera à Trieste j’avais croisé un groupe de lycéens en promenade, au milieu des baraquements près du crématoire ils étaient très occupés à se conter fleurette, à se carapater pour fumer, à se pousser du coude, sous l’œil sévère d’une professeur d’histoire émue, ici tant de gens ont souffert, disait-elle, et cette phrase n’avait pas de sens pour eux, ou si peu, c’est bien normal, elle en aura de moins en moins, comme aujourd’hui les monuments aux morts de 14 éparpillés en France n’émeuvent plus personne, ils trônent sur des ronds-points fleuris dans des squares en face d’églises solennelles les poilus, appuyés sur leur Lebel de pierre la musette au côté le casque sur la tête une curiosité un décor ainsi la colonne de Marathon ne serre plus la poitrine d’aucun touriste, plus de pleureuses aux Thermopyles devant l’épitaphe de Simonide de Céos, passant, va dire à Lacédémone que nous sommes morts pour honorer ses lois, Léonidas le Spartiate est aujourd’hui une marque belge, je me taperais bien un chocolat à la santé du roi tué par les Perses, une petite douceur fondante dans le train qui approche de Bologne