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made in Indonesia, qu’est-ce que ce temple païen surchargé de santons pouvait bien faire pour eux à part les abriter un moment de l’orage, comme moi, qui sait, sans doute entrai-je dans le temple pour ne pas me tremper, ou par curiosité, ou par désœuvrement, j’étais en transit, j’allais vers Bari pour embarquer sur un de ces rafiots grecs qui sillonnent l’Adriatique, quand la tempête éclata je trouvai refuge dans la cathédrale face au petit christ en bois polychrome si simple et si penaud qu’on aurait dit la statue de L’Oreille cassée, comment ai-je fait pour le voir, dans ce recoin sombre qu’on n’avait même pas la possibilité d’illuminer avec une pièce de cinq cents lires, ces boîtes à lumière typiques des églises italiennes doivent servir à payer toutes les factures d’électricité de toutes les églises y compris le Vatican, à l’époque elles fonctionnaient une fois sur deux, le temps d’illumination était inversement proportionnel au renom de l’œuvre d’art, deux minutes pour un Caravage, cinq pour une sombre Vierge avec ou sans Enfant, mais mon petit christ à moi restait dans le noir, il a la beauté des choses primitives, le visage épais, les yeux en amande, et l’artisan que je sens derrière lui — un savetier, un charpentier — devait chérir ce petit être magique de la même façon qu’un enfant adore sa poupée, avec dévotion et tendresse, comme dans l’anecdote de Moïse et du berger de Roumi le mystique de Konya : le petit pâtre chantait pour Dieu, il voulait le caresser, le peigner, lui laver les pieds, le cajoler, le faire beau, le sévère Prophète barbu et cornu accroché à sa transcendance lui passa un savon pour son irrespect avant d’être à son tour réprimandé par le Seigneur lui-même, laisse les simples m’adorer simplement disait-il et j’imagine le sculpteur médiéval briquer son petit christ pour le peindre, chanter des hymnes, sentir le parfum rouge du bois qui est plus vivant que le marbre, Dieu à l’époque était partout, dans les arbres, dans le ciseau de l’ébéniste, dans le ciel, les nuages et surtout dans les épaisses chapelles sombres comme des caves où l’on entrait avec un respect terrifié, on pénétrait l’encens épais un vrai rideau de fumée masquant l’au-delà, et en revenant chez soi on était prêt à avoir les pieds mordillés par le diable dans son lit, on était prêt à être guéri par un saint et aveuglé par l’apparition d’un ange, à San Petronio basilique de Bologne les Italiens ont cru éviter il y a peu un attentat islamiste des plus étranges, artistique, les terroristes présumés souhaitaient détruire une fresque de Giovanni de Modène, peinte au début du XVe siècle et représentant l’enfer selon Dante, un horrible démon y dévore et torture les pécheurs, et parmi eux, dans la neuvième fosse du huitième cercle, Mohammad prophète de l’islam, allongé souffrant sur un rocher, sous les yeux de Dante, ainsi qu’il le raconte, dans je ne sais plus quel chant infernal, fendu du menton jusques au cul, entre les jambes pendaient les viscères, le cœur et les poumons à découvert, et ce triste sac, qui en merde transforme ce qu’on ingurgite, il me regarda, et avec la main s’ouvrit la poitrine, disant “vois comme je me déchire. Vois comme dépecé est Mahomet”, pauvre Prophète, et ainsi l’avait représenté le peintre de Modène, la poitrine ouverte, ce qui devait déclencher l’ire, près de six cents ans plus tard, des soi-disant islamistes que le zèle des carabiniers avait interpellés dans la noble basilique, croyant sincèrement déjouer un attentat des plus odieux, contre l’Art et la civilisation — une fois de plus l’alerte italienne était fausse, les terroristes étaient de simples touristes qu’il fallut relâcher quelques jours plus tard, l’église n’avait pas explosé, la fresque impie était toujours en place et le Prophète déchiré toujours en proie aux démons, jusqu’à la fin des temps dans l’enfer des chrétiens, et voilà que le train repart de Bologne, petit à petit le convoi s’avance le long du quai en direction de Florence, le plus long est fait, le plus long c’était franchir la longue plaine du Pô comme dans la guerre il fallait traverser l’espace entre deux collines à découvert, poursuivi par l’abri qu’on venait de quitter, pressé par celui qu’on allait rejoindre, en courant tout en attendant la balle qui allait vous arrêter ou l’obus qui allait vous précipiter cul par-dessus tête lancer vos membres vos effets vos boyaux dans les nues vous ouvrir en deux comme le Prophète dans la terre remuée cette glaise d’argile rougie où pointaient ici un œil, bille égarée, gélatineuse, inutile sans son crâne, reliée à la boue au néant par un filament absurde trace du cerveau, là une main dont le hasard de l’explosion avait épargné trois doigts mais pas le bras pas l’épaule pas la tête et cette extrémité à l’annulaire disparu gisait auprès d’un torse glougloutant et toujours en courant on se demandait bêtement à quoi pouvait bien servir une main sans membre à branler et sans visage à raser, dans ces sautes d’humour viril inopiné qui vous font survivre, et pourtant on courait à en faire dans son froc les obus sur les talons les chars comme maintenant le train court dans le noir à mille kilomètres à peine des pentes que je dévalais les Serbes puis les Bosniaques aux miches : bientôt la douceur civile de la Toscane, bientôt Florence puis la ligne direttissima jusqu’à Rome, les banlieues de Bologne s’étirent, de longs intestins gris percés par les voies et le train comme par une lance, Dante avait bien compris les hommes, sacci merdae pour l’éternité, ainsi qu’on les voit dans l’enfer, dépecés, démembrés, ouverts par une explosion dans la guerre, répandus, morcelés, éparpillés tel un fantassin par une grenade — comme celle que j’échangeai à Trieste en 1993 dans un bar contre trois bouteilles de vodka, j’avais une grenade dans mon sac, je ne me souviens plus pourquoi j’avais pris un tel risque à la frontière, un bistrotier nous parlait du “conflit yougoslave” et de fil en aiguille nous avions fait affaire, il était tout heureux d’avoir le petit objet kaki, une poire mortelle d’une jolie couleur verte et nous, nous étions enchantés d’avoir obtenu trois flacons transparents, nous allions nous ouvrir et nous répandre l’âme plutôt que les viscères, avec Andi et Vlaho nous avons bu les bouteilles inespérées, au goulot, c’était une bien bonne cuite, l’alcool me faisait perdre l’équilibre dans le vent violent, à Trieste on tend des cordes dans les rues pour que les enfants les vieux et les ivrognes s’y agrippent quand la bora souffle, et elle souffle de la bouche même du diable jusqu’à cent vingt à l’heure, vrai de vrai, ce soir-là malgré la rampe improvisée je suis tombé dans la force du courant d’air, je suis tombé, tombé, tombé et avec moi Vlaho et Andrija, nous avons ri comme jamais quand Andrija a vomi sous le vent et nous a repeints, Vlaho, moi et une passante qui s’est demandé une fraction de seconde ce que pouvaient bien être ces miettes humides et odorantes qui mouchetaient soudain son paletot, avant de voir, de comprendre, d’avoir un haut-le-cœur et de se mettre à courir en trébuchant, Andrija n’avait pas besoin de s’essuyer tellement le vent soufflait, c’était un triton, une fontaine crachant une gerbe de dégueulis magistrale qui partait vers l’arrière et clapotait contre les murs, contre nous autres hilares, contre notre amitié bien scellée dans tous les fluides, dans la bêtise des fluides, dans l’âme et le corps déchirés par l’alcool et la guerre, dans le sang les débris de la vie contre la mort comme dégueuler contre un mur, un mur de balles de fusil et de couteaux orthodoxes nos ennemis d’alors et maintenant je vais vers Rome la catholique, Rome qu’Andrija et Vlaho n’ont jamais vue, jamais vous n’avez vu les chaînes de saint Pierre à Monti ou la fontaine des Fleuves du Bernin, ni toi Andrija paysan de Slavonie pourtant très croyant, ni toi Vlaho de Split, ni le petit musulman glabre et cinglé que j’ai tué de mes mains à l’arme blanche, avec plaisir comme on va boire un coup, je le reconnais, dans la rage suivant l’injustice insupportable, entre les souffles bringuebalants du train, ma baïonnette couteau improvisé dans sa jeune gorge bosniaque, la joie de son sang innocent bouillonnant jusque sur mes mains, comme Andrija vomissait à Trieste dans le vent, vomissait le sang des Serbes grands mangeurs d’enfants, ou pas, qu’importent les raisons pour tuer elles sont toutes bonnes dans la guerre, après cette cuite transfrontalière entre deux fronts nous sommes retournés en Croatie pour aller en Bosnie, repassant chez les Slovènes qui nous avaient tant emmerdés à l’aller, bien plus que les Italiens que nous avions pu amadouer avec mes papiers français et quelques beaux biffetons bien allemands, dans la perspective de l’Europe à venir assise sur des armes et des billets comme une grand-mère sur ses économies, on me payait pour me battre j’ai oublié le tarif, il est des choses qu’on ne faisait pas pour l’argent, pas pour le prix du billet de train ou la distance en kilomètres, je me tortille sur mon siège il est temps d’aller au bar temps de me dégourdir les jambes temps de faire une pause dans le voyage, l’avantage peut-être unique de la première classe c’est que le wagon-restaurant est souvent tout proche, je me lève, la campagne est toujours aussi sombre on n’y voit goutte dehors c’est tant mieux ces paysages ne me disent rien qui vaille — le petit musulman décapité, Andrija tué au bord de la Lašva, Vlaho le débonnaire mutilé, nous tous alignés dans nos terribles chemises qui auraient aussi bien pu être brunes, le cou coupé sans soleil, mon plaisir en tranchant la chair palpitante de désespoir d’un fou innocent, ce vomi bienfaisant sur le manteau de la dame altière de Trieste, dernière trace acide d’un homme disparaissant, ce costume ce camouflage qui rassemble les soldats et les ecclésiastiques, tous je vais les boire d’un trait entre Bologne et Rome, sur les voies si droites, guidé, contraint par les rails vers un autre destin, ou le mien, ainsi le conducteur de locomotive seul de sa congrégation à ne pouvoir décider la course de sa machine, forcé par le métal comme la main dans la guerre vers la gorge de la victime, il ne peut dévier, il connaît son office, il sait où il doit aller, je trébuche dans le train, on ignore de la lame les hésitations sur les anneaux cartilagineux de la trachée, l’asphyxie dans le sang, les bulles roses et rouges de l’air dans son jet bouillonnant et ce réflexe du condamné, ce mouvement des mains vers le cou, suivi par cette contorsion du corps entier qui fait la joie de qui tranche cette artère et cette veine cave, ce plaisir du bourreau qui observe ensuite, content, la mare immense s’agrandir encore sous la tête inerte je traverse un autre wagon de première, le train semble s’être vidé à Bologne, la voiture-bar ressemble à un bordel de campagne, toujours ce velours rouge, dans les villages musulmans j’ai vu de beaux puceaux avoir une soudaine rage de violeurs dans leurs yeux sombres, une fois joui ils auraient massacré quiconque s’approchait de leur proie comme des hyènes, ils voulaient retenir pour eux celle qu’ils venaient de torturer, donnant l’amour dans la douleur un geste biblique d’une infinie beauté enfantine et solitaire, certains pleuraient en achevant leurs propres victimes, allez savoir où se cachaient leurs restes de mères, d’amoureuses auxquelles ils envoyaient des télégrammes tout aussi enflammés que les miens, ils écrivaient des lettres que personne ne saura lire jamais puisqu’elles contiennent les regards disparus de ces filles de ferme écartelées dans la boue, parfois c’était drôle Andrija était champion pour nous faire rire il n’avait pas son pareil pour planter une marguerite dans un cul dégoulinant de foutre, pour crier