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za dom, le barman a deviné mes intentions, il me sourit et me sort une autre mignonnette, spremni, un gin à la santé des pompiers de Venise alertés par les voisins qui m’avaient pris pour un fou, un gin patriotique, mon deuxième gin tiède, je ferais mieux d’aller m’asseoir et de dormir, plus très longtemps avant Florence et plus très longtemps avant Rome, si j’étais descendu à Bologne j’aurais pu retourner à Venise, au Paradis-Perdu ou au Hollandais-Volant boire des spritz avec Ghassan, lui le crucifix il le portait tatoué sur son biceps libanais, ou prendre un bateau jusqu’à Burano et regarder les petites maisons de pêcheurs pencher leurs bleus, leurs ocres sur les canaux, observer l’angle incongru du campanile et tourner en rond comme je tourne en rond dans ce train soudain bien lent, nous traversons la nuit noire, même les yeux collés à la vitre je ne distingue rien, à part les poteaux réguliers des caténaires, à part une forme sombre dans le paysage, une ondulation montagneuse qui est peut-être imaginaire, peut-être due au gin, j’ai ma dose d’alcool je me calme doucement, une cigarette et tout ira bien mieux, j’arriverai jusqu’à Rome — comme si j’avais le choix, même mort sur un siège ce train m’amènerait à destination, il y a dans les chemins de fer une obstination qui est proche de celle de la vie, voilà que je deviens idiot et philosophe, le gin sans doute, je vais aller fumer illégalement entre deux wagons, ou dans les chiottes, au moins dans les trains on ne vous menace pas encore de mille morts si vous fumez dans les toilettes, c’est un des rares avantages pour les contrevenants comme moi, on peut cloper assis, ce qui devient un luxe de nos jours, on se soucie de notre santé, tous autant que nous sommes, les innocents, les pécheurs, les victimes, les bourreaux, les chastes, les fornicateurs tous nous avons droit aux égards de la santé publique, on s’intéresse à nos poumons à notre foie à nos parties génitales avec une vraie sollicitude, et c’est agréable de se sentir aimé désiré protégé par l’Etat comme par ces femmes d’autrefois qui disaient ne bois pas tant, ne fume pas tant, ne regarde pas tant les jeunes filles, sans doute les hommes, mon père, mon grand-père se cachaient-ils pour un verre de goutte de la même façon que je vais aller me planquer pour fumer, mon grand-père serrurier fils de serrurier fabriquait des clés réparait aussi des instruments agricoles et des outils, et c’est impossible à imaginer aujourd’hui quand personne n’a jamais vu une forge, sauf peut-être le barman, il a la tête rurale, presque minière, un rostre épais, un front rugueux, des cheveux courts densément frisés très bruns la cinquantaine passée je l’imagine né début 1946 et son père à lui a dû courir l’aventure mussolinienne le bras levé depuis Rome jusqu’à Athènes en passant par Tirana, un paysan de Campanie ou de Calabre brutal mais au grand cœur de ceux qui font les meilleurs soldats et les meilleurs fascistes, habitués à l’ordre du temps de Dieu de la famille et de la nature, je l’imagine se geler en Epire, pousser un obusier sans munitions tiré par deux ânes faméliques, fasciné par la gloire des bersaglieri et le génie du Duce, confiant en la victoire avant de prendre ses jambes à son cou face à des Grecs affamés et nu-pieds qui allaient lui couper les oreilles, avait-il connu le plaisir avec une longue négresse en Ethiopie ou une rugueuse Albanaise au visage carré, avait-il avalé du sable en Libye, avait-il souffert dans un char Fiat où la température atteignait souvent soixante-dix degrés en plein soleil, quand la soif tuait plus que les claymores anglaises semées dans le désert, cailloux parmi les cailloux, je me demande où l’avait surpris la nouvelle de la chute de Mussolini, la fin d’une aventure, le début d’une autre, savait-il que son village avait été libéré depuis longtemps et que sa femme n’avait d’yeux que pour les beaux Yankees, jeunes paysans eux aussi, d’Oregon ou du Dakota, contrainte par sa famille et sa religion à attendre un homme dont elle ne savait rien depuis près de trois ans — peut-être était-ce un grand amour, une de ces passions presque antiques qui se jouent dans l’absence, dans l’illusion, il parcourait la guerre de Grèce en Egypte et en Russie le cul dans la neige les pieds gelés pendant qu’elle brodait son gilet pour leurs noces, pour un peu je demanderais au barman le prénom de son père, Antonio qui sait, il me regarde l’observer et siroter le fond de mon gin, le train ralentit brusquement, freine pour aborder une courbe, sans doute le convoi qui le ramena chez lui en juin 1945 avait-il marqué ici un arrêt, un signal fermé entre le monde qu’on venait d’effacer et celui qui restait à détruire, une femme l’attendait à la fin du trajet, à l’âge d’homme où tout est plus difficile, plus sournois, plus violent tant il la désirait sans la connaître, Antonio au fond le cœur lourd triste de quitter la guerre désirait ce souvenir avec une ferveur qui l’écœurait lui-même, et j’espère qu’il est descendu du train qu’il a parcouru les montagnes à en perdre haleine, éternué dans les grains naissants, laissé la froideur de la lune lui caresser l’épaule pour mieux jouir de sa solitude troublante effondré auprès d’un olivier j’espère qu’il a osé s’enfuir lors de cet arrêt inopiné, le train immobilisé en pleine voie parfois on sent sa chance, il y a des portes pour s’échapper — Antonio de retour du front de l’Est court dans la campagne pour échapper au destin d’Ulysse, au village, à la femme cousant, au bon chien de chasse qui lui reniflera l’entrejambe, il fuit l’avenir qu’il se devine, suer sang et eau pour maintenir dans la misère une famille nombreuse, émigrer, investir les immeubles de banlieue et de béton brut que l’urgence sème autour des villes du Nord, où le chien mourra le premier sans avoir plus coursé un lièvre : Antonio revenu de la guerre allongé auprès d’un figuier toscan dans la nuit écoute le train repartir, il a bien fait de descendre, semble-t-il, il a bien fait, c’est une si belle nuit de printemps, la première qui sente le foin après des années de graisse et de cordite et étendu ainsi entre deux vies, entre deux mondes, j’imagine que c’est le parfum de sa paysanne qui lui revient d’abord, s’il l’a déjà senti, à la sortie de la messe, ou pendant la récolte, aux alentours de Pâques, alors qu’elle frappait les olives avec une longue perche, ce mélange de sueur et de fleurs, cette chevelure exhalant sous le soleil, parle-t-il aux étoiles j’en doute, ce n’est pas un berger de Pirandello, c’est un homme qui revient de la guerre, couché là dans un champ parce que le train vient de s’immobiliser, un incident sur la voie, peut-être sont-ils nombreux ces soldats qui se demandent s’ils ont envie de rentrer chez eux, frémissant encore de la défaite allemande sous la caresse des blés en herbe, un peu apeurés, désarmés, dans des treillis loqueteux ou en civil, dans une chemise de drap grossier, aux pieds de lourds godillots, la Toscane il ne l’a jamais vue, toujours croisée en train en camion jamais il n’a réellement profité de ces paysages si civils, si domptés, si nobles, si humains que déjà les Etrusques et les Romains y avaient planté, les barbares aux barbes dorées batifolaient dans ses vignes comme des enfants, sur ces collines où les soldats de Napoléon couraient en riant derrière les filles, j’imagine Antonio entre deux montagnes d’ombre essayer de se débarrasser de la guerre en se roulant dans l’herbe, avec ces soldats italiens contraints par la RSI de Salò de se battre pour les Allemands, fin 1943 tous ceux qui refusent d’aller en Russie sont déportés, ils finissent dans d’autres trains, direction Mauthausen après un passage par le camp de Bolzano, Bozen l’autrichienne qui n’est déjà plus l’Italie, où l’on parle allemand — d’autres échappent aux SS et rejoignent les partisans,