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i banditi comme les appelle Radio Milan, beaucoup seront arrêtés et déportés à leur tour, Antonio marche dans la débâcle du front de l’Est le rouleau compresseur rouge sur les talons alors que mon grand-père, laissant les clés, la forge, le village devient lui aussi un bandit, attiré par les armes et le pouvoir qu’elles donnent il apprend à faire sauter les voies de chemin de fer aux alentours de Marseille, avant d’être arrêté par une escouade de gestapistes français fin 1943, torturé à l’eau et déporté en Thuringe dans un camp dépendant de Buchenwald, comment a-t-il échappé à l’exécution sommaire dans la cour, au peloton du petit matin, je le devine, je devine qu’il a dénoncé tous ses camarades pour échapper à la douleur, il a honte, il a craqué sous la torture et livré ses amis, il ira expier sa trahison en Allemagne comme esclave dans une usine d’armement souterraine REIMAHG, il fabriquera des chasseurs à réaction ME-262 jusqu’en avril 1945 — il ne rentrera jamais à Marseille, il s’établira en banlieue parisienne, fera venir sa famille, travaillera dans un petit atelier de mécanique jusqu’à sa mort en 1963, mort jeune, de culpabilité ou des souffrances endurées dans le camp souterrain, où arrivaient des milliers de civils italiens, déportés de la province de Bologne, raflés au cours d’opérations “anti-partisans” — dans les montagnes que nous traversons en aveugles tunnel après tunnel les Allemands faisaient, mi-1944, d’une pierre deux coups, ils évacuaient la population civile qui appuyait les partisans et fournissaient un contingent d’esclaves pour les usines d’armement, près de vingt mille personnes furent déportées de toute l’Emilie, hommes et femmes, seulement un tiers revirent l’Italie, complètement oubliés aujourd’hui les Italiens morts d’épuisement, de faim, de bastonnade ou coulés vivants dans le béton, ce qui faisait rire aux larmes leurs gardiens espiègles, Espagnols Français Italiens Yougoslaves Grecs toute la rive de la Méditerranée prit le chemin du Nord pour aller crever en terre tudesque terre ensemencée de tous ces os du Sud, contraints et forcés d’abord puis plus ou moins volontairement pour des raisons économiques, les Espagnols les Italiens les Maghrébins les Turcs tout ce petit monde ira peupler les banlieues débutantes de Paris ou de Munich, comme Antonio le père de mon barman flegmatique qui nettoie sa machine à café, tous ces hommes se sont croisés à Buchenwald, à Mauthausen, à Dachau, dans les convois du retour, dans des régiments de marche, certains victorieux d’autres vaincus, en 1945 embarquaient à Marseille les troupes coloniales françaises démobilisées après la victoire, les goumiers du Maroc, les tabors, les tirailleurs algériens, et dix ans plus tard ce sera le tour du contingent français de s’y embarquer pour aller combattre les fellagas en Algérie, mouvement de va-et-vient guerrier qui remplace la marée, Marseille la bien gardée port magique et secret où accoste, un peu avant seize heures, le 9 octobre 1934, un canot automobile venu du croiseur Dubrovnik avec à son bord Alexandre Ier, le long bâtiment de guerre a mouillé au large, tout est prêt pour accueillir le roi de Yougoslavie, la ville est pavoisée, les officiels attendent, les chevaux du cortège piaffent autour de la décapotable qui doit emmener le souverain à la préfecture, il fait beau, mon grand-père a vingt-deux ans, il est venu avec sa toute jeune femme voir passer le monarque sur la Canebière, comme une bonne partie de la population marseillaise, Alexandre Karageorgévitch l’élégant est seul, la reine Maria le rejoint en train directement à Paris, car elle est sujette au mal de mer, le ministre des Affaires étrangères Louis Barthou est venu à sa rencontre, distingué, barbu, lunetté, tous deux prennent place dans la voiture qui remonte la Canebière, ma grand-mère m’a plus d’une fois raconté cette histoire, les deux gardes à cheval qui encadrent le véhicule, l’escadron devant, les policiers derrière, et soudain, au coin du square Puget après le palais de la Bourse un homme s’élance vers l’automobile royale, il monte sur le marchepied gauche, il a un lourd Mauser à la main, il tire sur le Karageorgévitch surpris qui s’évanouit, un étrange petit sourire à la bouche, le garde à cheval fait volte-face et sabre l’attaquant, les policiers sur le trottoir tirent à leur tour, des passants tombent, fauchés par les balles de la maréchaussée, l’assassin découpé au sabre, criblé de plomb piétiné par la foule en panique et les chevaux de l’escorte est transporté au poste de police tout proche, le roi à l’hôtel de ville et le ministre à l’hôpital : tous trois meurent presque immédiatement, Alexandre des projectiles du gigantesque Mauser, Barthou d’une balle d’un policier, et Velichko Kerin l’homme aux mille pseudonymes de dizaines de blessures différentes — Kerin ou Chernozemski alias Georguiev ou Kelemen dit Vlado “le Chauffeur” est un Macédonien, c’est à peu près tout ce que l’on sait de lui, il a assassiné le roi sur ordre conjoint d’un mouvement révolutionnaire de Macédoine et des activistes croates oustachis basés en Hongrie et en Italie, dont trois agents sont arrêtés en France quelques jours après l’attentat et reconnaissent y avoir participé, Mijo Kralj, Ivo Rajic et Zvonimir Pospisil, sur ordre des dirigeants oustachis dont le futur Poglavnik Ante Pavelic lui-même, que Mussolini fera embastiller quelques jours plus tard pour le mettre à l’abri — Kralj et Rajic meurent de tuberculose au bagne de Toulon en 1939, comme Gavrilo Princip leur confrère bosniaque quelque vingt ans auparavant, juste avant de voir triompher la cause des insurgés croates en 1941 et l’établissement du NDH sous la férule de Pavelic : Kralj et Rajic sont morts sans avoir vu le triomphe, mais Pospisil, condamné à perpétuité, sera remis en cadeau à la nouvelle Croatie nazie par Vichy, ironie du sort, comme on dit, mon grand-père paternel a été témoin, sur la Canebière à Marseille, de l’assassinat du roi Alexandre I