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er le pire ennemi de mon grand-père maternel Franjo Mirkovic, fonctionnaire du NDH et Oustachi de la première heure, qui ne dut son salut qu’à un prompt exil en France via l’Autriche en 1945, ma famille se constituait autour de cette mort royale sur la Canebière, et ma grand-mère a depuis si bien épousé la cause de sa belle-fille qu’elle raconte cette aventure à qui veut l’entendre, j’y étais, j’y étais, la vieillesse aidant elle pourrait certifier avoir tiré elle-même sur le Monténégrin en bicorne, ou avoir sabré l’assassin balafré, elle hésite, en tout cas la gentille Marseillaise à l’accent chantant est formelle, le roi était très beau, très jeune, il souriait à la foule rassemblée sur son passage ce 9 octobre 1934 qui est un peu ma date de naissance, j’ai tué pour la patrie soixante ans plus tard est-ce que j’aurais assassiné de sang-froid le souverain hiératique dans son carrosse à moteur, peut-être, convaincu de la nécessité d’abattre la tête de l’hydre de l’oppression, j’aurais retrouvé mes complices à Lausanne, ils m’auraient informé du plan, des instructions, Mijo Kralj la brute épaisse et Ivo Rajic le sournois, si j’échoue ils attenteront contre Karageorgévitch à la bombe à Paris tout est prêt le dictateur n’a qu’à bien se tenir, un gorgeon de gin à la santé de Vlado “le Chauffeur” sanguinaire, le visage balafré d’un coup de couteau au cours d’une rixe à Skopje la sombre, est-ce que j’aurais eu son aplomb, son courage, affronté les chevaux et les épées des dragons sans flancher, dans un hôtel de la Côte d’Azur, la veille, une jeune Croate blonde m’aurait remis les armes, un beau Mauser C96 flambant neuf qu’elle a récupéré à Trieste, gentiment fourni par les agents de Mussolini, avec deux boîtes de cartouches et un revolver de secours, pour le cas improbable où le Mauser s’enraye, elle est belle et dangereuse, elle sait qu’il y a peu de chances que j’en revienne vivant, qu’il y a même toutes les chances que j’y passe, tué ou arrêté par la police française, pour la Cause, pour la Croatie, Franjo Mirkovic le géniteur de maman est en exil depuis 1931, en Hongrie d’abord, puis en Italie, avec Pavelic et les autres ténors des “insurgés”, ces Oustachis dont l’assassinat du monarque constitue le premier coup d’éclat et vaudra à Pavelic sa première condamnation à mort par contumace, en France, il est étrange que mon grand-père ait justement choisi ce pays pour son exil, une coïncidence, il n’a jamais été inquiété en dehors de Yougoslavie, ni même, que je sache, poursuivi par les agents de Tito qui finiront par blesser Ante Pavelic de trois coups de feu dans son refuge argentin, mon grand-père était un simple intellectuel sans grandes responsabilités politiques en définitive, contrairement à son ami Mile Budak, l’écrivain rural grand massacreur de Serbes, idéologue de pacotille et ministre des Affaires étrangères du NDH — Budak n’échappera pas aux partisans, il finira avec douze balles dans la peau après un procès éclair, sa famille massacrée près de Maribor, le scribouillard moustachu n’a pas eu la chance de mon grand-père, parti un peu plus tôt avec maman et son frère en Autriche à travers les lignes croates et allemandes, en cette fin avril 1945 mois de la poussière, du mensonge et de la débandade, à la frontière slovène il faut choisir entre deux routes, celle de l’Italie et celle de la Carinthie tenue par les Britanniques, Franjo Mirkovic avec femme et enfants est arrêté par les Anglais puis relâché immédiatement, il a de l’argent, des cousins en France il arrive à Paris au moment où mon grand-père paternel revient de déportation, dans un train, tous les trains repartent dans l’autre sens, vers le Sud maintenant, les soldats les déportés les vaincus les vainqueurs reprennent la route en sens inverse, comme Antonio le père du barman affairé rentre en Calabre ou en Campanie et s’arrête au bord de la voie en plein champ, vais-je rentrer chez moi, qu’est-ce qui m’attend dans la paix Ulysse a peur de sa femme de son chien de son fils il ne veut pas rentrer à Ithaque il ne veut pas je sèche mon gin repose le gobelet sur le comptoir j’ai envie d’une clope le barman me sourit il me demande “un altro ?” j’hésite mais je vais être fin soûl si j’en prends un troisième, enivré comme disait Stéphanie la belle douloureuse, un couple entre dans le bar roulant ils demandent une eau gazeuse et une bière avant de repartir vers les secondes classes, j’hésite j’hésite j’aimerais descendre prendre l’air comme Antonio de retour de guerre, allez, jamais deux sans trois je dis va bene, un altro, quelle faiblesse, quelle faiblesse, se taper du gin tiède à six euros pièce dans un wagon de chemin de fer, è la ultima, c’est la dernière mignonnette quoi qu’il advienne il faudra que je change de boisson, que je passe au Campari soda, la dernière fois que je me suis soûlé dans un train c’était dans l’express de nuit qui nous ramenait vers la Croatie avec Vlaho et Andi, nous avons pris l’omnibus de Trieste jusqu’à un bled à la frontière slovène pour attraper le Venise-Budapest arrivée prévue à Zagreb vers quatre heures du matin, l’employé de notre wagon était un Hongrois il avait des provisions faramineuses de gnôle dans sa cabine, des trucs parfumés véritables eaux de Cologne alcool de clous de girofle ou Dieu sait quelle horreur magyare, mais il était drôle et généreux, il nous plaignait de devoir retourner à la guerre, il parlait un drôle de sabir latino-germano-hongrois orné de quelques mots slaves, un bonhomme rondouillard qui fumait comme une locomotive à vapeur dans son réduit, je me souviens bien de son visage comme je me souviendrai de la trogne basanée du barman du Pendolino Milan-Rome, trois jeunes tambours s’en revenaient de guerre, trois jeunes tambours s’en revenaient de guerre, et ri et ran, ranpataplan, s’en revenaient de gueeerre, j’avais appris cette chanson à Vlaho et Andrija à Trieste, ils la chantaient sans cesse, jusque dans le train de Budapest, jusque dans les montagnes de Bosnie, je chante à voix basse, trois jeunes tambours, plus si jeune, le dernier tambour valide, la fille du roi délaissée sur la route, en mon pays il en est de plus jolies disait la chanson, Stéphanie en poste à l’étranger, j’aimerais la croiser par hasard, ou pas, qu’elle revienne, mais non, je vais vers une nouvelle vie, je me sépare de moi-même, je ne suis plus Francis Servain l’espion je suis Yvan Deroy promis à un destin neuf un avenir brillant payé avec des morts des disparus des secrets dans cette valise de plus en plus lourde, cette culpabilité qui ne me lâche pas, pauvre Stéphanie que j’ai broyée malgré moi, je bois un coup de gin, elle ne se méfiait pas, elle aimait les spectacles, le cinéma, les livres, elle aimait rester des heures au lit à me caresser doucement, alors que je m’enfonçais dans la Zone, que je disparaissais non pas sous les draps mais dans la mallette et mes souvenirs, entre deux missions, deux contacts, deux rapports, j’ai emmené Stéphanie au cours de mes enquêtes privées, “mon hobby”, comme elle disait, sans bien comprendre ni la nature ni l’intérêt du travail, elle pensait que je voulais me transformer en Simon Wiesenthal ou Serge Klarsfeld amateur, je ne la détrompais pas — par paresse, par obsession du secret, moins elle en savait mieux c’était, après Barcelone elle m’a accompagné à Valence au parfum de poudre noire et de fleur d’oranger, elle avait insisté pour venir, toujours l’obsession des vacances, à Carcaixent à quarante kilomètres de là avait vécu Maks Luburic jusqu’à son assassinat en 1969, Luburic le boucher du camp de Jasenovac était lui aussi un Oustachi de la première heure, un compagnon de lutte de mon grand-père, pour ainsi dire, qui appréciait tout particulièrement le meurtre à la massue, l’énucléation et le démembrement, qu’il pratiqua sur un nombre indéterminé de Serbes, de juifs, de roms et d’opposants croates — quatre-vingt mille victimes sont identifiées, combien attendent encore d’être découvertes, sans doute quatre fois plus, tuées de toutes les façons possibles, fusillées pendues noyées affamées décapitées à la hache ou assommées au marteau, Luburic échappé par Rome trouva refuge en Espagne d’où il coordonna les “activités” oustachis d’après-guerre, je possède une lettre de lui, il demande à mon grand-père s’il accepterait d’être le responsable de la cellule française, ce que ce dernier s’empressa sans doute de refuser, ne souhaitant surtout pas attirer les services secrets de Tito sur ses traces, on retrouva le cadavre de Luburic en avril 1969 chez lui à Carcaixent le crâne défoncé et le torse percé de coups de couteau, vengeance, vengeance, dans ce village des environs de Valence où il avait choisi de s’établir, sur la route de Xàtiva, au milieu des orangers et des usines de céramique, à quelques kilomètres des rizières de l’Albufera où nous nous sommes arrêtés pour engloutir une paella délicieuse et des anguilles en matelote, Stéphanie conduisait la Seat de location, les paysages du début octobre ne ressemblaient pas du tout à ce que j’avais imaginé, la plaine fertile des rives du Júcar, les montagnes commençaient un peu plus loin vers le sud, l’onomastique était souvent maure, Algemesi, Benimuslem, Guadasuar, autant de bourgades vidées de leurs habitants par Philippe III et l’Inquisition en 1609 lors de la déportation des morisques, pauvres types transportés en galères depuis tous les ports du royaume jusqu’aux côtes africaines, paysans convertis au christianisme depuis plusieurs générations mais qui s’obstinaient à parler et écrire l’arabe en secret, premiers déportés en masse de Méditerranée, pour plaire à l’Eglise et aux sévères évêques espagnols : beaucoup des cinq cent mille expulsés moururent dans les marches forcées pour atteindre la mer, certains furent jetés à l’eau par des capitaines de vaisseau qui s’épargnaient ainsi le voyage jusqu’aux côtes barbares et d’autres finirent massacrés par des Berbères peu accueillants à l’arrivée — le royaume de Valence perdit ainsi le quart de sa population, laissant certaines zones rurales complètement désertes, il ne reste que le nom des villages de ces descendants des Arabes d’Andalousie, disparus les morisques, comme à Alzira que nous traversions avec Stéphanie en route pour Carcaixent, Alzira la belle patrie du poète arabe Ibn Khafaja n’est plus qu’un bloc d’immeubles hideux ceinturant les restes d’une vieille ville autrefois entourée de remparts, nous nous sommes arrêtés boire une horchata sur une place agréable plantée de palmiers, un bel après-midi de début d’automne, un peu plus loin subsistait un tronçon de muraille arabe et encore des palmiers, le tout portait le nom ironique de “square d’Arabie-Saoudite”, nous sommes repartis pour Carcaixent où une surprise nous attendait : le village était en fête, pavoisé décoré en liesse noir de monde ce samedi, nous avions réservé dans le seul hôtel du coin sans savoir, le réceptionniste était étonné,