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qu’il est grand le Dieu des saints martyrs ! puis il courut se jeter à leurs pieds et embrasser leurs chaînes, courage, leur dit-il, martyrs de Jésus-Christ et le juge Simplicien, qui aperçut Boniface, le fit approcher de son tribunal et lui demanda qui il était, je suis chrétien, répondit-il, et Boniface est mon nom alors le juge en colère le fit suspendre et ordonna de lui écorcher le corps, jusqu’à ce qu’on vît ses os à nu ensuite il fit enfoncer des roseaux aiguisés sous les ongles de ses mains, le saint martyr, les yeux levés au ciel, supportait ses douleurs avec joie, alors le juge farouche ordonna de lui verser du plomb fondu dans la bouche, mais le saint disait grâces vous soient rendues, Seigneur Jésus, fils du Dieu vivant, après quoi Simplicien fit apporter un chaudron qu’on emplit de poix bouillante et Boniface y fut jeté la tête la première, le saint ne souffrait toujours pas, alors le juge commanda de lui trancher la tête : aussitôt un affreux tremblement de terre se fit sentir et beaucoup d’infidèles, qui avaient pu apprécier le courage de Boniface, se convertirent, ses camarades achetèrent son corps ils l’embaumèrent et l’enveloppèrent dans des linges de prix puis, l’ayant mis dans une litière, ils revinrent à Rome où un ange du Seigneur apparut à Aglaé et lui révéla ce qui était arrivé à Boniface, elle se rendit au-devant du saint corps et fit construire, en son honneur, un tombeau digne de lui — quant à Aglaé, elle renonça au monde et à ses fastes, après avoir distribué tous ses biens aux pauvres et aux monastères elle affranchit ses esclaves et passa le reste de sa vie dans le jeûne et la prière, avant d’être enterrée auprès de saint Boniface le torturé décollé, pendant l’homélie je pensais à Maks Luburic le bourreau croate, à ceux qu’il avait décapités, écorchés, empalés, brûlés parce qu’ils étaient infidèles, combien de fois avait-il entendu la messe de saint Boniface martyr patron de Carcaixent sous le nom de Vicente Pérez, pensait-il encore à Jasenovac ou à Ante Pavelic grand collectionneur d’yeux humains quand son assassin lui avait éclaté le crâne à coups de bûche avant de le percer vingt fois avec un couteau de cuisine, par une tiède nuit d’avril, dans le parfum entêtant de la fleur d’oranger, je vide mon gin à la santé de Boniface le petit martyr de Tarse en Cilicie, Tarse ville de saint Paul et des Arméniens massacrés à leur tour par les Turcs infidèles sous les yeux de Doughty-Wylie le consul tombé aux Dardanelles, j’ai la tête qui tourne, j’ai la tête qui tourne une soudaine nausée je m’accroche au montant de la fenêtre, j’ai besoin d’air, le barman me regarde, le gin ne m’a fait aucun bien je vais aller me passer de l’eau sur la figure, je titube dans les mouvements du train jusqu’aux gogues tout proches, je ferme la porte derrière moi je m’asperge de flotte comme pour un baptême je m’assois dans le confort de l’acier brossé l’alcool était une erreur je n’ai rien mangé de la journée, qu’est-ce que je fous ici dans des chiottes ferroviaires je suis flapi je vais retourner m’asseoir essayer de dormir un peu mais d’abord je vais m’allumer une clope, et tant pis pour les lois anti-cancer, bientôt Florence, bientôt Florence et ensuite Rome, quelle lenteur malgré la vitesse, la sécheresse du tabac me relaxe, les toilettes minuscules sont immédiatement enfumées, comme la place de Carcaixent après la mascletà, au sortir de la messe de Boniface martyr une fanfare jouait des airs locaux avec de courts instruments à vent aigres et criards, un son horrible qui vrillait les tympans aussi sûrement que les pétards, les fidèles ont suivi la fanfare pendant que sur la place on tirait des feux d’artifice qui explosaient en gerbe dans le ciel du soir, on se serait cru à Naples un 31 décembre, à Naples ou à Palerme, ex æquo dans la démesure pyrotechnique, avec Barcelone à la Saint-Jean d’été, le tiercé des villes amoureuses du bruit, Carcaixent y mettait de la bonne volonté, la fête battait son plein, après trois ou quatre verres de plus et un dîner rapide Stéphanie a voulu aller se coucher, je l’ai laissée rentrer seule à l’hôtel moi j’avais affaire 25, avinguda Blasco-Ibáñez à l’extrémité sud du centre-ville, belle coïncidence, Blasco Ibáñez l’auteur des Quatre Cavaliers de l’Apocalypse et de Mare nostrum, quelle adresse, avec son grand âge j’étais à peu près sûr que l’homme que je cherchais serait chez lui, peut-être même endormi, s’il pouvait trouver le sommeil, un peu en dehors du centre j’ai avisé une cabine téléphonique, j’ai composé son numéro, au bout de quatre sonneries une voix d’homme a répondu, si ? j’ai raccroché immédiatement, d’après mon plan l’avenue se trouve cent mètres à peine vers le sud, Ljubo Runjas ne m’attend pas, il s’appelle d’ailleurs Barnabas Köditz maintenant, il réside en Espagne depuis 1947, à Madrid d’abord puis, à la mort d’Ante Pavelic dix ans plus tard, il s’est installé à Carcaixent, des années durant il a renseigné les services yougoslaves sur les activités de Luburic le boucher et des autres Oustachis protégés par Franco, il les a tous donnés, en échange de sa propre impunité — de qui se cacherait-il, Ljubo Runjas le sergent de Jasenovac, à vingt ans c’était l’homme des basses œuvres, des assassinats de femmes et d’enfants, par le poison le gaz la matraque ou le couteau, il avait le sang bouillant de jeunesse, Ljubo, né en 1922 il mourra dans son lit, contrairement à son mentor Maks Luburic qu’il a trahi, il a aidé son assassin à s’enfuir vers la France et je le soupçonne d’avoir planté aussi un ou deux coups de couteau dans le corps de son ami, par plaisir, prudent il a ensuite quitté Carcaixent pour Valence, avant de revenir s’y installer plus de vingt ans après les faits, pour des raisons que j’ignore, peut-être sentimentales, peut-être financières, il y est encore à près de quatre-vingts ans quand je me dirige vers l’avenue Blasco-Ibáñez l’écrivain amateur de duels, tout le village est à la fête les rues sont désertes, sombres, l’avenue est d’un côté bordée d’immeubles de l’autre de quelques villas qui donnent sur les vergers de la rive du Júcar, la nuit est bien noire, pas de lune, pas une étoile, les étoiles ne devaient pas briller souvent à Jasenovac sur la Save que les détenus traversaient en bac pour aller à Gradina où avaient lieu la plupart des exécutions, on raconte que Ljubo Runjas tua de ses mains dans un champ près de cent personnes en une soirée, au couteau, impossible de croire que ces condamnés se tenaient tranquilles dans leur champ, il devait falloir leur courir après comme des poulets, des femmes des enfants des vieillards, Ljubo Runjas avait inventé une méthode pour ne pas avoir de crampes dans les doigts il s’attachait l’arme par une pièce de cuir directement à la paume comme un gant, la main n’avait que peu d’efforts à faire, juste diriger la lame, tout le mouvement était dans le bras comme un joueur de tennis, coup droit, revers, combien d’humains a-t-il sacrifiés en trois ans à Jasenovac, bien plus que de bêtes à l’abattoir de son père, plus que tous les agneaux de Bosnie un jour de Kurban Bajram, même les nazis étaient horrifiés des méthodes Oustachis, eux qui cherchaient à protéger leurs soldats de la proximité des victimes, qui utilisaient la technologie pour le massacre depuis que Himmler lui-même, dans un fossé près de Riga, avait été éclaboussé par du sang juif : à Jasenovac il n’y avait pas de règle pas de technique pas d’ordre dans la mort elle venait selon le bon vouloir des assassins, armes à feu, armes blanches, massues surtout, les détenus franchissaient un à un une double porte, derrière laquelle ils prenaient un bon coup de maillet sur l’occiput, au suivant, au suivant, les exécuteurs se relayaient toutes les trente ou quarante victimes, de l’artisanat, de l’artisanat ou au plus une manufacture du XVIII