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e siècle — je sonne au numéro 25, la villa est blanche, avec un porche et une avancée, un jardin minuscule où trône un court palmier, pas de lumières, j’insiste, il est vingt-deux heures trente, un jour de fête, le porche s’illumine, l’interphone crépite, le même si ? qu’au téléphone, j’articule bien fort Dobar večer, gospon Runjas, kako ste ? il y a un long silence, a-t-il changé d’avis, j’imagine mon vieillard hésiter dans sa robe de chambre, un grésillement parcourt soudain le portail, je le pousse, il y a un homme à contre-jour sous le porche au haut des marches, je m’approche, j’ai devant moi Ljubo Runjas le petit, un mètre soixante-cinq tassé par l’âge, les cheveux blancs, le visage ridé, un nez saillant, des oreilles démesurées, le regard soupçonneux voire menaçant contraste avec la voix fluette qui me dit je vous attendais bien plus tôt, j’étais couché vous savez, je ne réponds rien, il me fait signe d’entrer, je discute quelques minutes avec Ljubomir Runjas le brutal que les ans ont plié, Ljubo le sous-fifre, le petit assassin mourra dans son lit, à Carcaixent, sans que personne se donne la peine de le retrouver, il me demande des nouvelles de mon grand-père, je lui apprends que Franjo Mirkovic est décédé en 1982 à Paris, il fait ah, nous partons tous, les patriotes disparaissent tous les uns après les autres, adieu premier Etat indépendant de Croatie, le NDH noir, sauvage et grand massacreur de Serbes, adieu, bon vent, le faux señor Köditz a l’air un peu triste, le salon dans lequel il me reçoit est typiquement espagnol, rempli de bibelots, de couleurs, une Vierge à l’Enfant sur un mur, une icône d’argent sur le buffet des années 1960, ici on pense que Barnabas Köditz est un retraité allemand, je lui demande pourquoi il est revenu vivre à Carcaixent, il me répond par un haussement d’épaules, il a l’air nerveux, pressé d’en finir — il se lève lentement, s’approche du buffet, ouvre un tiroir, prend un paquet carré entouré de papier kraft, il me le tend, sur le dessus il y a mon nom, tracé d’une belle calligraphie à l’encre bleue, à l’ancienne, Mirkovic Francis, je prends le paquet, le remercie, Ljubo reste debout pour me faire comprendre que l’entretien est terminé, adieu, adieu, bog, bog, il ne me tend pas la main, moi non plus, il n’y a rien dans son regard, il me reconduit jusqu’au perron, attend que j’aie franchi le portail pour refermer la porte, et voilà, je suis dans la rue un paquet sous le bras, les feux d’artifice illuminent de nouveau la nuit, des gerbes d’étincelles suivies d’une explosion sourde, des fusées sifflantes qui dépassent les toits, dans le paquet il y a une centaine de photographies annotées de Jasenovac, des lettres, et une longue liste de chiffres, le décompte des morts, sans noms ni origine, juste l’état journalier des décès, de 1941 à 1945, mille cinq cents jours, mille cinq cents lignes de calcul, tous les fusillés les empoisonnés les gazés les matraqués les éventrés les noyés les égorgés les brûlés tous regroupés en un nombre et une date, pour chacun des sous-camps autour de la Save, au milieu des cigognes et des carpes — à Carcaixent près de Valence la fête bat son plein, un orchestre a pris possession de la place, de temps en temps on tire une fusée, un pétard, il est tôt encore ce sont les vieillards et les enfants qui dansent, sur des paso doble d’autrefois, deux par deux ils dansent, je m’arrête pour les regarder un moment, les couples sont élégants, les hommes bombent le torse en balançant légèrement les épaules, les femmes se laissent guider d’un bout à l’autre de la piste, ceux qui sont trop vieux ou trop jeunes pour danser sont accoudés à la buvette ou assis sur des chaises pliantes, Ljubo Runjas alias Barnabas Köditz s’est peut-être déjà assoupi, je pense à Jasenovac, je pense à Maks Luburic, à Dinko Sakic que la nouvelle Croatie vient de condamner à vingt ans de prison à l’âge de soixante-dix-huit printemps, extradé par l’Argentine Dinko avait commandé Jasenovac en compagnie de Maks Luburic son beau-frère : ils ont dansé sur les bords de la Save, ils ont dansé dans ce village oublié d’Espagne, je serre le paquet je vais aller me coucher, le paso doble est terminé de nouvelles fusées illuminent le ciel, des fleurs bleues et rouges des détonations de fête pour les morts de Jasenovac, je monte me recroqueviller contre Stéphanie, en écoutant la rumeur de la musique, dans le noir, se mêler au fracas du feu d’artifice et à la respiration de la femme allongée, malgré tout elle dort, elle dort et j’ai beaucoup de mal, va savoir pourquoi, à me persuader qu’elle n’est pas morte, en dépit du souffle régulier qui parcourt sa poitrine alors que l’orchestre entonne A mi manera, douce version ibère de My Way — le lendemain matin, après un sommeil empli de cigognes volant au-dessus de charniers marécageux, après un petit-déjeuner rapide au milieu des débris festifs, après avoir récupéré la Seat au parking nous sommes passés par le cimetière de Carcaixent voir la tombe de Luburic-Pérez, belle et entretenue, Stéphanie n’en croyait pas ses yeux, les gens d’ici l’appréciaient disait-elle j’ai répondu c’est exact, ses enfants allaient même à l’école du coin sans qu’on leur lance la moindre pierre, adieu Maks le boucher, nous avons continué vers Xàtiva sans savoir que quelques jours plus tard Barnabas Köditz mourrait d’un accident vasculaire, adieu Ljubo le sergent sanguinaire, tes documents ont rejoint la valise, les photographies minutieuses, les chiffres, les lettres administratives de Zagreb, adieu — à une vingtaine de kilomètres la petite ville de Xàtiva hésitait entre la plaine, la montagne, les palmiers et les orangeraies, les ruelles du centre étaient agréables et les palais Renaissance rappelaient les grandes familles de l’endroit et notamment les Borgia, qui connurent la puissance et la gloire à Rome : le palais natal du pape Alexandre VI Borgia était sombre et fastueux, comme le pontificat de son propriétaire, que ses si nombreux enfants et ses passions pour le coït, le scandale et la politique rendent éminemment sympathique, Stéphanie l’Alsacienne s’offusquait du manque de respect de ce pontife pour l’institution papale, o tempora, o mores, les papes d’aujourd’hui voudraient être prudes mystiques falots et bien lavés, ceux d’autrefois sentaient le stupre et la conspiration, les Borgia parlaient le valencien entre eux jusqu’au cœur de Rome ce qui en fait des héros historiques de la cause locale, malgré le gentil parfum de soufre qu’exhale leur saga : Xàtiva était donc agréable et on y mangeait bien, un genre de paella cuite au four, souvent arrosée d’un vin de combat produit aux environs d’Alicante, ce breuvage avait quelque chose de médiéval et de sulfureux lui aussi, le paquet de Jasenovac était toujours enveloppé de son kraft et j’oubliai, dans la bonne chère et la fornication, les morts et les bourreaux — quatre jours de vacances, Valence Carcaixent Xàtiva Dènia Valence, Stéphanie était contente, elle avait la faculté enviable de pouvoir oublier Paris et le boulevard Mortier à peine la porte de l’avion refermée, elle effaçait ses rapports ses analyses de jeune cadre secrète en un clin d’œil, j’avais l’impression qu’elle en était encore plus belle, avec ses lunettes de soleil qu’elle utilisait comme un serre-tête pour retenir ses cheveux sombres, elle était calme, entièrement présente au monde, armée de Proust de Céline et de ses convictions soutenues par une grande culture, j’ai le sentiment que je la regrette tout d’un coup assis sur mon trône ferroviaire ma clope à la main, elle me manque parfois, mieux vaut ne pas y penser, ne pas penser à la catastrophe de la fin de notre relation, où est-elle à présent, en poste à Moscou ce dont elle rêvait, si je la croisais dans la rue je ne lui adresserais pas la parole, elle non plus, nous nous ignorerions comme nous nous sommes ignorés à la fin dans les couloirs du Boulevard, nous n’étions pas censés nous rencontrer j’étais promis à un autre destin j’étais en sursis Stéphanie n’était qu’une illusion,