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trois jeunes tambours s’en revenaient de guerre, trois jeunes tambours, et ri et ran ranpataplan, s’en revenaient de gueeerre, j’ai cet air dans la tête maintenant, la valise est bien lourde, et le gin n’y peut rien — je me repasse de l’eau sur la figure, la vitre des toilettes est opaque, je ne sens que la pression des tunnels interminables sur les tympans, entre Bologne et Florence, qui ne devrait plus être bien loin maintenant, sommes-nous déjà en Toscane, quelle heure est-il, sept heures quinze, encore une demi-heure avant Florence puis trois cents kilomètres pour Rome et la nouvelle vie, si je ne descends pas en route, si je ne profite pas d’un arrêt inopiné pour tenter d’échapper au Destin, mais les choix sont déjà faits depuis longtemps, je vais livrer la valise, j’irai jusqu’au bout, l’automne 1990 je commençais le voyage dans un train depuis la gare de Lyon, je traversais l’Italie pour la première fois, déterminé, un peu angoissé tout de même, fort de mes connaissances militaires prêt à mettre mon épée au service de mon pays, maintenant elle va retrouver son fourreau, adieu Francis Mirkovic le boucher de Bosnie, adieu, adieu Andrija le féroce, repose en paix, dans le train de Zagreb nous chantions trois jeunes tambours en buvant, maintenant j’ai bu seul et ri et ran, ranpataplan, maintenant je suis seul dans la nuit enfermé dans ce réduit, il va falloir que je trouve le courage de le quitter, la force, comme parfois dans la guerre on avait peur de sortir, une nuit sur le front en Bosnie il fallait deux types pour aller reconnaître les lignes ennemies, le plus près possible pour voir où les tchetniks s’étaient installés, Andi s’est porté immédiatement volontaire et il m’a choisi pour l’accompagner, en théorie j’étais plus gradé que lui mais qu’à cela ne tienne, j’ai accepté, nous nous sommes équipés, armes et munitions, je me souviens j’ai cassé un lacet en serrant trop fort mes godillots ce qui a fait rire Andrija évidemment mais m’a paru un mauvais présage, peut-être Athéna ne nous accompagnerait-elle pas cette fois-ci, la fille de Zeus regardait ailleurs, nous sommes partis au plus noir de la nuit vers deux heures, nous avons commencé à descendre la colline entre les arbres en glissant dans l’humus détrempé, j’avais la trouille, à cause de l’obscurité ou du lacet, je ne sais pas, mon fusil cliquetait contre les boutons de ma veste j’étais obsédé par ce bruit j’étais sûr qu’il allait nous faire repérer Andrija a dérapé s’est étalé sur le dos a juré comme un charretier à voix basse, on ferait mieux de rentrer, j’ai pensé, on ferait mieux de rentrer tout de suite avant la vraie catastrophe, elle paraissait imminente, putain on y voit comme dans le trou du cul d’un nègre a chuchoté Andrija ça ne m’a pas fait rire mais il avait raison on pouvait croiser tout un régiment sans s’en rendre compte, plus nous descendions plus la pente était raide, il faudrait s’accrocher aux troncs pour remonter, les Serbes devaient être juste en bas — nous nous sommes arrêtés pour écouter on n’entendait rien, à part une chouette dans le lointain, la déesse ne nous avait peut-être pas abandonnés finalement, la nuit sentait la terre l’herbe le froid humide le calme très loin du fracas de la guerre Andrija me regardait l’air de dire on remonte ? la vallée était plongée dans le noir il n’y avait pas un ennemi dans ces parages c’est sûr juste un bruissement de feuilles irrégulier comme des pas hésitants en contrebas j’ai saisi l’épaule d’Andi mis un doigt sur ma bouche quelqu’un approchait, la chouette s’est tue soudain, quelqu’un s’efforçait de remonter la colline en soufflant, sur notre droite — Andrija a souri, heureux finalement de ne pas avoir crapahuté pour rien, ma trouille est revenue, quelle poisse, des kilomètres de collines et nous tombions presque nez à nez avec des tchetniks, combien étaient-ils, j’avais beau tendre l’oreille je n’en entendais qu’un seul, un seul type soufflant et cassant des branches, voilà ce que doivent ressentir les cerfs et les biches à l’approche du chasseur, des bris de branchages et un serrement de poitrine Andrija m’a fait signe de nous déplacer vers la droite pour intercepter ce lourdaud bruyant, peut-être un civil, mais qu’est-ce que foutrait un civil en pleine nuit au milieu du front, peut-être un des nôtres perdu remontait vers nos lignes, Andi le brave s’est éloigné le plus silencieusement possible j’ai obliqué vers la droite l’inconnu allait se retrouver entre nous deux dans quelques secondes je l’entendais distinctement maintenant un gros gibier avançait péniblement vers Andrija je me suis caché derrière un arbre j’avais la bouche sèche j’ai retenu mon souffle le tchetnik m’a dépassé je lui ai attrapé les deux jambes il s’est effondré dans la boue Andi lui a sauté sur le râble l’a bâillonné de la main pour étouffer son cri de frayeur, je l’ai débarrassé de son arme, j’ai tendu l’oreille, à part le souffle affolé du Serbe la colline était silencieuse, Andi a mis son poignard sous la gorge du soldat pétrifié et l’a fait s’asseoir face à moi il avait une quarantaine d’années les yeux exorbités j’ai chuchoté si tu cries on t’égorge, compris ? il a hoché la tête Andrija a retiré sa main mais pas sa lame, qu’est-ce que tu fais ici ? j’ai demandé, il a balbutié on on m’a envoyé en reconnaissance il était si effrayé qu’il avait du mal à parler, son haleine puait l’oignon, j’ai demandé où sont les autres ? il a répondu je suis tout seul, avec un air de désespoir, menteur tu te fous de nous ou quoi ? le couteau a appuyé un peu plus fort sur sa pomme d’Adam il est devenu livide je vous jure, je vous jure, je suis tout seul, je devais aller repérer vos lignes, je me suis perdu, je l’ai cru, le front avait bougé la veille après leur offensive, ils voulaient savoir où nous nous étions retirés, tout comme nous voulions savoir où ils s’étaient arrêtés, je lui ai posé la question, en bas, de l’autre côté de la rivière, c’était logique, sans doute vrai, on allait pouvoir remonter notre pêche, ce poisson aux yeux exorbités parti pour nous espionner seul dans la nuit, Andi m’a demandé à voix basse on y va ? en me levant j’ai remarqué que notre Serbe avait une gibecière au côté, un sac de toile, je l’ai soupesée le soldat roulait des yeux apeurés, je l’ai ouverte, elle était remplie de portefeuilles ensanglantés, de chaînes en or, de gourmettes et d’alliances, un détrousseur de cadavres, il revenait la nuit dépouiller les morts qu’on n’avait pas eu le temps d’enterrer dans la journée, éparpillés dans le no man’s land, peut-être un espion mais surtout un vautour au regard affolé, j’ai entendu la chouette hululer dans le lointain, le Serbe a soudain essayé de se dégager, de s’enfuir, Andrija le furieux est tombé en jurant j’ai pressé la détente de mon arme par réflexe deux détonations ont déchiré la nuit suivies de gémissements douloureux je me suis approché du soldat il se contorsionnait dans la boue glacée j’ai pris sa musette son fusil Andi lui a tranché la gorge d’un geste rageur a essuyé son couteau sur la veste du mort allez on remonte, nous sommes remontés, péniblement, Andrija ronchonnant de son côté pestant contre les tchetniks j’écoutais la chouette chanter et emporter l’âme du défunt dans l’Hadès, trois jeunes tambours s’en revenaient de guerre, le troisième dormait là-haut comme un bébé, il ne s’est même pas réveillé quand nous sommes allés nous coucher, après avoir confié notre sombre butin à un officier, les dépouilles mortelles, papiers et bijoux des morts abandonnés — quelques mois avant qu’Andrija lui-même rejoigne les enfers, Andrija abattu déféquant derrière un bosquet par une escouade musulmane sortie de nulle part est mort comme il a vécu, ironiquement, tombé dans sa propre merde ainsi Robert Walser dans la neige, trois balles dans la poitrine propulsé en arrière en plein caca fumant, le pantalon aux genoux, immobilisé par la chiasse l’arme à la main, sûr qu’il rigolait tout seul et disait Za dom spremni en poussant, Andi tu me manques, dans le petit matin le brouillard le goût de bronze du combat je t’ai dit à voix basse “tu ne vas pas aller chier maintenant, neceš valjda sad da kenjaš fais ici si tu veux”, ça t’a bien fait marrer, pauvre con de Croate têtu et orgueilleux, tu m’avais déjà vomi dessus une nuit d’hiver j’aurais supporté ta merde, je l’aurais préférée à ta disparition, évanoui dans l’ironie Andrija j’appuie sur le bouton en plastique noir et l’eau qui surgit le long des parois d’acier du chiotte ferroviaire si moderne est un torrent, une maigre rivière qui emporte tout balance mon urine sur une voie et des traverses défilant à cent cinquante à l’heure pour souiller la Toscane éternelle avec un plaisir immense