Выбрать главу

XII

de retour sur mon siège, une cage en mouvement, les paupières closes : il n’y a rien à faire j’ai beau être épuisé lamentable à demi ivre la vessie vidée je ne parviens pas à persuader Morphée de m’emporter loin de ce train pour quelque temps, retrouver Andrija dans un rêve héroïque, Stéphanie dans un songe érotique, ou même un cauchemar inspiré par les milliers de morts dans la mallette aux photographies d’horreur, je rouvre les yeux, le petit couple des mots croisés est bien sage, bien tranquille, elle dort la tête sur l’épaule de son compagnon, lui lit, voilà ce que je devrais faire, reprendre mon livre, retrouver Intissar et les Palestiniens célestes, je me souviens enfant avec ma sœur pour passer le temps au cours des longs trajets en voiture nous jouions à deviner la provenance et la destination des automobiles que nous croisions, d’où vient le petit couple de cruciverbistes de l’autre côté du couloir, où va-t-il, c’est trop simple dans un train je sais qu’ils sont montés à Milan et vont à Florence ou à Rome, mais pour quoi faire, j’ai l’impression que lui est professeur, enseignant de quelque chose, de violon pourquoi pas — oui, voilà, il est professeur de violon, il a une tête de violoneux il me rappelle un ami de ma mère, avec lequel elle jouait de la musique de chambre, sa compagne a été son élève, c’est certain, bien qu’elle ait plutôt une apparence de harpiste ou de flûtiste : pantalon en velours côtelé, chemisier fleuri, cheveux longs pas trop trop propres, ou du moins pas aussi propres qu’ils auraient pu l’être si cette femme avait été, disons, pianiste ou altiste, être espion vous rend observateur — souvent, plongé boulevard Mortier dans le siège de l’obscur et du caché, de l’information stratégique ou triviale, on oublie où l’on se trouve, le métier devient la routine, les enquêtes, les recoupements, les fiches, les synthèses, les comptes rendus, les correspondants, les barbouzes, les agents, les amis, les ennemis, l’intoxication, les sources, la manipulation, le renseignement humain, technologique, tout cela se mêle dans la normalité, le quotidien, comme un employé municipal note dans le grand registre d’état civil, sans que cela l’affecte le moins du monde, les naissances, les décès, les mariages, les divorces, les adoptions, les mentions marginales : la passion du début s’est vite effacée, Lebihan l’homme des huîtres et de la pelade avait raison, il me disait en se grattant vous verrez, ça vous passera, comme une démangeaison, je suppose, la curiosité la joie d’apprendre s’effacent avec le temps — les deux premières années j’étais persuadé que mon recrutement était une erreur, que la direction s’apercevrait bien vite qu’elle s’était trompée, que mon passé et celui de ma famille me disqualifiaient comme espion au service de la République, que très certainement le responsable de l’enquête de sécurité préliminaire avait mal fait son boulot, malgré les quelque trois mois d’investigations diverses séparant le résultat du concours du recrutement, je me demandais comment le Service avaient pu décider d’intégrer un élément politiquement et militairement douteux, susceptible de sympathies doucement fascisantes et étrangères, c’était un mystère de plus parmi les mystères de ce temple d’Isis qu’est notre caserne où seuls les initiés se croisent, prêtres, démiurges et oracles de l’ombre, comme j’ai été naïf — bien sûr que les dieux du Boulevard m’avaient prévu un destin, ils n’ignoraient rien de moi, au contraire, en temps voulu ils utiliseraient ces défauts ou ces qualités, avec le temps anesthésié par l’habitude et le fonctionnariat tourné vers moi-même j’avais oublié que j’étais un pion comme un autre pour les querelles de Zeus, d’Héra, d’Apollon et de Pallas Athéna, pion utilisé pour l’accomplissement d’un dessein aussi obscur que les nuages amoncelés sur l’Olympe inaccessible, c’est une façon de se consoler, je pourrais dire aussi voilà j’ai été joué j’ai été abusé manipulé et utilisé, rien d’autre, et même cette mallette de documents dérobés, d’enquêtes interminables ne leur échappe pas, ils l’ont sans doute souhaitée, m’ont facilité la tâche, au cas où, tout cela pourrait servir un jour, un jour tout ceci aura son utilité, on ne s’échappe pas, il est probable que malgré mes précautions ils apprendront assez vite l’identité d’Yvan Deroy et l’ajouteront à mon dossier, on ne sait jamais, on pourrait avoir besoin du bon Francis à un moment ou un autre, de ses renseignements, de son couteau, de sa naïveté, peut-être un jour Stéphanie parvenue au sommet de la hiérarchie du renseignement cherchera-t-elle à se venger, aimée des dieux elle n’aura qu’à leur demander ma tête et le Kraken apparaîtra sur une plage privée italienne, à Port-Hercule sur l’Argentario par exemple on mettra une substance inconnue dans mes spaghetti alle vongole et je mourrai hydrocuté une heure plus tard en plongeant dans la Méditerranée, le cimetière bleu, à l’endroit même où le Caravage, seigneur de la décapitation lui aussi, est tombé raide : un décès impeccable et très italien, un touriste français trépasse d’un arrêt du cœur après un repas arrosé. Alors qu’il approchait à grands pas de sa cinquantième année, le Français Yvan Deroy, en vacances sur le mont Argentario, a rejoint la triste liste des imprudents qui n’attendent pas trois heures après le déjeuner avant de se baigner, titrera le quotidien local, entre deux potins mondains, et ma disparition n’ébranlera pas le cosmos, loin de là, au mieux on trouvera une petite place sur l’île Blanche à l’embouchure du Danube pour y mettre mon corps, s’il n’a pas été boulotté par les murènes et les congres, aux côtés d’Andrija grand dompteur de cavales, et basta — j’ai envie d’ouvrir la mallette, pour me rassurer, mon assurance vie, dirait-on dans les films d’espionnage, assurance vie que je vais solder à des cardinaux et des franciscains fébriles, agents du Grand Archiveur, je me lève, la petite valise est toujours discrètement menottée à la barre d’acier de la gouttière à bagages, j’ai la flemme de sortir la clé, je pourrais reprendre le livre de Rafaël Kahla, retrouver Intissar et ses aventures libanaises, au Caire lors de la réunion informelle des honnêtes trafiquants la moitié des participants venaient du Liban, et moi-même j’arrivais de Beyrouth où j’avais rencontré le secrétaire du plus riche d’entre eux, Rafiq Hariri le débonnaire friand de cailles grillées et de tartare d’agneau qui nous avait assurés de sa participation, y compris financière, non négligeable, pour nos œuvres, une offrande aux dieux de la Zone, qu’ils lui soient cléments : des Libanais présents au Caire à l’époque la grande majorité sont morts prématurément, Elie Hobeika le boucher de Chatila a explosé dans sa voiture le 24 janvier 2002, Mike Nassar grand vendeur d’armes le 7 mars de la même année, et ainsi de suite, Ghazi Kanaan l’ogre vigoureux accueillait tous ces futurs cadavres chez lui pour dîner, le 22 janvier Elie Hobeika est invité chez le Syrien aux traits saillants, que lui dit-il, ils ne parlent certainement pas des Palestiniens massacrés dans les camps en 1982 sous les yeux de l’armée israélienne, ni des islamistes réduits en cendres par le pouvoir de Damas la même année, peut-être parlent-ils du procès que la Belgique intente à Ariel Sharon pour crime contre l’humanité, dans lequel Hobeika est appelé à témoigner, ils sourient, peut-être rient-ils même de la bonne blague que les Belges viennent de jouer à Sharon, c’est tout à fait improbable mais on ne sait jamais — les Syriens voulaient surtout ne pas tout perdre dans la tempête de l’après-11 Septembre, l’invasion de l’Irak, le New Deal oriental de Bush le naïf ardent, Damas avait peur, pauvre Hobeika, tout le monde avait intérêt à sa mort, les Palestiniens, les Israéliens, les Libanais, c’est peut-être pour cela que Ghazi Kanaan l’invite à dîner, il le caresse une dernière fois comme un vieux chien malade avant son euthanasie, il sait qu’il va sacrifier Hobeika avant qu’il ne parle trop, poussé par la nécessité de l’étau qui se referme, et basta, ce que dans les romans on appelle sacrifier un pion, c’est-à-dire en jargon “clarifier la situation”,