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nous allons clarifier la situation signifiait que selon toute vraisemblance quelqu’un allait disparaître, dans la grande clarté d’une voiture piégée, Hobeika le fringant commandant des forces spéciales des Phalanges pendant la guerre civile avait dans son coffre deux bouteilles d’air comprimé, un masque et des palmes, il aimait la plongée sous-marine, la faute à pas de chance, il aimait la plongée sous-marine et un matin en descendant de Hazmieh vers Beyrouth lorsqu’une automobile anodine a explosé sur son passage les deux bouteilles de plongée ont sauté elles aussi, éventrant le siège arrière sur lequel il se trouvait, perçant le corps d’Elie Hobeika d’éclats d’acier et de ressorts de fauteuil, adieu le gentil bourreau si diplomate, il n’a eu le temps de penser à rien avant que le voile sombre ne recouvre ses yeux, adieu, il n’a pas revu les fusées éclairantes de l’armée israélienne qui guidaient ses soldats dans les ruelles de Chatila, ces nuits de septembre 1982, trois nuits et trois jours de couteaux et de mitraillettes pour combien de Palestiniens massacrés, on l’ignore, entre sept cents et trois mille, selon les sources, on ensevelissait les cadavres au bulldozer, en secret, l’armée israélienne avait demandé aux miliciens de Hobeika de débarrasser le camp des terroristes qui s’y trouvaient encore, débarrasser le camp des terroristes à naître, des terroristes en herbe, des terroristes à la retraite et de possibles génitrices de terroristes, voilà ce qu’ont dû comprendre les Libanais aux longues lames, ces miliciens du parti des Phalanges fondé par Pierre Gemayel l’athlète, admirateur de l’ordre fasciste et hitlérien qu’il découvre aux Jeux olympiques de Berlin en 1936, il empruntera le nom de son mouvement à l’Espagne, symétrie méditerranéenne une fois de plus, Beyrouth et Barcelone se touchent par pliage sur l’axe Rome/Berlin, très certainement Pierre Gemayel aux cheveux gominés imaginait pour son pays un destin espagnol, une victoire des nationaux après une triste mais nécessaire guerre civile, j’ai envie de retrouver Intissar et les combattants palestiniens mais j’ai trop sommeil pour continuer à lire, je m’installe plus confortablement, les jambes étirées jusqu’au siège d’en face, pour un peu j’enlèverais mes chaussures après tout pourquoi Yvan Deroy n’enlèverait-il pas ses pompes, lui, dans un wagon de première, chez moi l’éducation pèse tellement que je me demande si mes chaussettes sont propres, si elles n’ont pas de trous et dans le doute je m’abstiens, l’humiliation serait trop grande si en se réveillant la flûtiste ou harpiste de l’autre côté du couloir découvrait mon gros orteil dépassant d’un vieux mi-bas déformé, l’hypocrisie de la chaussure bien cirée qui cache la misère du pied, tout comme mon pantalon dissimule un slip délavé aux élastiques détendus — le monde des apparences est ainsi fait, qui peut prétendre connaître son prochain, j’avais été très surpris de trouver une photo d’enfant dans le sac d’Andi, bien rangée entre les pages de la petite Bible qu’il n’ouvrait jamais car, disait-il, il la connaissait par cœur, la photographie d’une toute jeune fille de onze ou douze ans, avec des couettes, nous avions immédiatement entrepris de le chambrer avec Vlaho, c’est ta fiancée, elle est pas mal, nous nous passions la photo comme un ballon sans qu’il puisse la reprendre, allez les gars, c’est bon, ça suffit, rendez-la-moi, nous avons commencé à le charrier sur les avantages évidents d’une telle jeunesse, la virginité assurée, l’absence de cellulite, enfin toutes les obscénités machistes qui nous passaient par la tête et Andrija a explosé il nous regardait en hurlant avec toute la rage dont il était capable, une main sur son couteau, s’il avait été armé il nous aurait mitraillés sur place, Vlaho le magnanime lui a immédiatement tendu le cliché comme s’il avait reçu un ordre divin et là nous avons vu deux larmes couler le long des joues d’Andi le furieux, il a caressé le visage de la jeune fille avant de la serrer sur son cœur et de la ranger bien soigneusement, dans sa poche cette fois-ci et quand il a relevé la tête il souriait, il souriait en disant c’est ma sœur bande de cons, nous étions atterrés et honteux, honteux d’avoir forcé les larmes d’Andrija et d’avoir surpris sa faiblesse, aussi honteux que si nous avions mis au jour une infirmité terrible, aussi honteux que si nous avions découvert, malgré nous, qu’il avait un sexe minuscule ou une seule couille, le guerrier avait des sentiments, des larmes, la tendresse d’Andi nous était d’autant plus inconcevable qu’il ne parlait jamais de cette petite sœur, par pudeur, parce que lui-même avait honte de son affection comme moi de ma chaussette trouée de mes sous-vêtements de clochard de ma vie d’indic ou de flic d’avoir eu peur d’avoir été lâche d’avoir laissé tomber Stéphanie, Marianne, ma mère, tout le poids de la vergogne interminable de Francis le poltron, qui essaie aujourd’hui de se racheter par une valise et un nom d’emprunt, à Rome ville du grand pardon et des indulgences, ou plutôt aux alentours de Prato, nous sommes presque à Florence, Prato ville natale de Curzio Malaparte l’inquiet — le journaliste ex-fasciste désabusé propriétaire d’une des plus belles maisons du monde à Capri est enterré chez lui à deux pas d’ici, en bon Toscan, et non pas près de sa villa dans l’île napolitaine, cet immense escalier de pierre entre la mer et les rochers, parallélépipède sublime où Dieu sait comment Godard réussit à tourner Le Mépris — Brigitte Bardot se baignait nue dans la crique au bas des marches, Fritz Lang tournait en rond, Michel Piccoli fumait et j’imagine Georges Delerue sur le toit-terrasse à la vue magnifique, en train de jouer du violoncelle : dans cette maison si sobre, le couple Piccoli-Bardot se déchire en plein tournage d’Ulysse, film de Fritz Lang, et quand le guerrier astucieux aperçoit Ithaque la lointaine depuis sa nef creuse c’est la villa de Curzio Malaparte à Capri, perdue au milieu des flots comme un bateau, Curzio Malaparte s’appelait en réalité Kurt Suckert, son père était allemand, à l’âge de seize ans le jeune Kurt s’engage et participe à la Première Guerre mondiale, de retour il se passionne pour la “révolution sociale” que promettent les