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squadre d’azione, ces miliciens originaux qui torturent les hommes de gauche en leur faisant boire de l’huile de ricin jusqu’à ce que leurs intestins soient complètement liquides : Malaparte devient un des premiers théoriciens du fascisme avant d’être déçu par Mussolini dès 1928, Malaparte le désabusé est un journaliste fécond, il est l’envoyé spécial du Corriere della sera auprès des forces de l’Axe, en Croatie, en Pologne puis sur le front russe, en 1943 il interviewe Ante Pavelic le Poglavnik croate, il raconte dans Kaputt que le Führer slave aux grandes oreilles était un homme plutôt affable, assez réservé, fervent catholique, il avait dans son bureau un panier rempli de coquillages sans coquilles que Malaparte pensait être des huîtres dalmates, mais foin des huîtres, lui répondit Pavelic, il s’agit d’un cadeau de mes Oustachis, quarante livres d’yeux humains, gluants d’humeur vitreuse, à demi écrasés les uns sur les autres, une centaine d’yeux serbes offerts au chef de la patrie triomphante, Curzio Malaparte raconte cette histoire dans un roman, est-elle vraie, que sais-je, en tout cas elle est vraie pour de nombreux Serbes et un nombre non moins conséquent d’Occidentaux, il paraît que Malaparte l’aurait démentie sur son lit de mort, ce qui me semble encore plus improbable, pourquoi se soucier, à l’heure du grand plongeon, de la réputation du dictateur, elle n’en était pas à une tache près, à une centaine de victimes près à quelques énucléations près il aurait sans doute pu s’agir de doigts d’oreilles de nez de couilles ou d’extraits de naissance qu’à cela ne tienne le portrait de Malaparte est sans doute assez réaliste, Pavelic l’homme discret souriant sympathique et cultivé était à la tête d’une bande d’assassins, plaise ou non, il a ordonné la détention et la mort violente des ennemis du peuple croate, il n’était ni foncièrement antisémite ni profondément antiserbe, il était juste pragmatique, dans ce grand pragmatisme célinien des années 1930–1940 selon lequel tout problème appelle une solution, toute question une réponse, chacun avait son diable, les juifs les Serbes les communistes les fascistes les francs-maçons les saboteurs et chacun cherchait à résoudre son problème de façon définitive avec l’aide des uns ou des autres — les subalternes cherchaient surtout à s’enrichir, Globocnik l’homme de Trieste, Ljubo Runjas l’exilé valencien, ils cherchaient surtout à se remplir les poches des biens pris sur les morts, ce n’étaient pas des idéologues, juste de gentils détrousseurs de cadavres à grande échelle, à l’échelle de millions d’hommes et de femmes passés par le gaz ou les armes, et les yeux de Malaparte ne sont que le regard gluant de tous ces disparus au corps humilié et détroussé, Curzio Malaparte l’ambigu volage qui passe du fascisme au cynisme à la résistance au communisme avant de rejoindre le sein tiède de l’Eglise catholique apostolique et romaine dans une tombe à Prato jolie ville de Toscane que le train traverse en trombe, j’avais offert son roman Kaputt à Stéphanie, sa moue disait beaucoup de sa considération pour ce genre d’auteurs, moi l’inculte néofasciste j’osais lui offrir des livres, je n’avais pas la chance d’être admis dans le cercle de la culture, Stéphanie qui m’aimait pourtant passionnément ne pouvait supporter ce que j’étais, quelqu’un qui avait commencé à lire sur le tard, par ennui, par désespoir, par passion, et c’est peut-être par jalousie qu’elle prenait de haut mes lectures, elle souhaitait me convertir à elle, il fallait que j’étudie, il fallait que je passe un concours pour monter en grade, elle ne cessait de me rassurer tu as réussi Sciences-po tu peux le passer, en interne c’est une formalité, je pensais secrètement qu’il me faudrait alors concilier Proust et Céline, que tout d’un coup j’aie un orgasme en trempant mon croissant dans le café et que je devienne médecin, je préfère Lebihan son vélo et ses huîtres, certes mon poste était subalterne sur le plan du salaire mais j’étais bien, j’étais à même de me consacrer à la boisson, au deuil, à mes notes, à mes ombres, bien sûr je ne jouais pas dans la cour des grands comme elle, je n’avais pas la sensation sans doute agréable de contrôler la planète, ou du moins un morceau, en traçant des plans des perspectives des possibilités d’évolution enfin tout le prestige que donnent le futur et l’anticipation dans un monde de gratte-papiers, cette illusion de la décision, j’avais suffisamment d’expérience pour savoir qu’il y a toujours une main placée plus haut, un général de corps d’armée au-dessus du général de division, ou l’inverse, je ne sais plus mais Stéphanie peut-être car elle était femme de responsabilités dans un monde extraordinairement machiste ne pouvait pas comprendre que je jette l’éponge avant même d’attraper l’échelle des barreaux du Service, elle qui, depuis l’âge de vingt-sept ans, côtoyait le cabinet du ministre de la Défense, les directeurs, les responsables de Dieu sait quelle partie de l’Elysée ou de l’Intérieur — Stéphanie se sentait pauvre, plus elle entrevoyait le monde d’en haut plus ses revenus et ses moyens lui semblaient dérisoires, alors qu’entre les primes diverses et variées j’avais moi toujours l’impression d’être riche, locataire d’un deux-pièces pas si minuscule que ça sous les toits, propriétaire de trois chemises d’un paquet de photographies et d’un pistolet Zastava modèle 1970 sans percuteur pour ne pas être tenté de m’en servir, je ne me privais jamais de rien, elle passait son temps à me demander mais comment tu fais ? comment tu fais pour t’en sortir financièrement ? je n’en avais aucune idée, pour Stéphanie l’argent était surtout là pour être thésaurisé, accumulé, engrangé, placé, pour plus tard, pour Dieu sait quand, pour Dieu sait quoi, elle était déjà propriétaire de son appartement, elle remboursait chaque mois une fortune à la banque et trouvait encore le moyen d’économiser — nous étions amoureux, inséparables comme l’aveugle et l’invalide de Jérusalem : elle voyait à ma place, elle me guidait dans le noir et moi je la portais, ou l’inverse, nous aimions la partie manquante de l’autre, celle qui n’était pas là et cette attraction de l’absence était forte comme l’antimatière vouée à la destruction à l’explosion et au grand silence, un vrai roman sentimental, il paraît que l’amour est une des constantes de la littérature universelle — aussi étrange que cela paraisse je tiens cette phrase de Lebihan l’amoureux des mollusques et des bicyclettes, l’homme capable d’expédier un contingent de suspects à Guantánamo et de s’envoyer deux douzaines d’huîtres, une fois il m’a parlé d’amour, mais ce n’était pas de lui de moi ou de la secrétaire qu’il s’agissait, c’était des Misérables, dans son pavillon de banlieue (j’imagine un pavillon de banlieue, mais peut-être après tout habitait-il un somptueux appartement quai Voltaire) il suivait régulièrement je ne sais quelle adaptation du roman à la télévision, avec délices, et commentait chaque matin les faits et gestes des personnages comme si, pour lui, il y avait là un réel suspense : Lebihan ignorait sincèrement la fin des Misérables, il disait Francis, Francis, hier Marius a embrassé Cosette, ou quelque chose du style, alors je répondais ah, l’amour, monsieur Lebihan, et c’est là qu’il me sortit l’amour est une des constantes de la littérature universelle, Francis, ce qui me coupa la chique, je dois bien le dire, je n’y avais jamais pensé, Lebihan ne s’est sans doute pas trompé, Rafaël Kahla parle bien d’amour, entre Beyrouth et Tanger, dans son opuscule élégant, une passion palestinienne de combattants aux lourdes galoches, qu’adviendra-t-il d’Intissar la noble, où en étais-je, j’ai corné une page, ici :