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Il y a quelques jours, dans la chambre de l’appartement réquisitionné qu’ils occupaient à Hamra, Marwan disait encore : En 1975, tous les espoirs étaient permis. Le Mouvement était fort et uni, les Libanais de gauche étaient indéfectiblement à nos côtés, et même la Syrie, croyait-on, les seuls traîtres étaient les Jordaniens, et peut-être les Egyptiens ; l’occupation de la Cisjordanie et de Jérusalem était récente, pas irréversible, la guerre d’Octobre avait montré qu’Israël n’était pas invincible, le monde commençait à entendre parler des Palestiniens, Beyrouth était belle, pleine d’intellectuels marxistes et de poètes, d’Européens gauchistes qui portaient le keffieh et s’enivraient dans les bars de Hamra, il y avait des actions glorieuses dans le Sud, de l’argent, des armes soviétiques et des fedayins qui s’entraînaient à la lutte armée. Tu imagines qu’on croyait pouvoir peut-être libérer le pays ? A notre échelle, nos milliers de soldats paraissaient quelque chose de colossal. Ils l’étaient. Ils l’étaient pour les Palestiniens des camps et pour les Libanais à nos côtés. Nos luttes internes, nos disputes étaient en veilleuse. Nous étions plus forts que jamais. Regarde aujourd’hui, encerclés, trahis, notre dernière ville réduite à rien. Les Libanais nous claquent dans les doigts. Le monde arabe va nous extirper comme un kyste, nous rejeter à la mer vers on ne sait où. Si nous partons maintenant nous ne reviendrons jamais, Intissar, crois-moi. Si Beyrouth tombe la Palestine sera un jardin israélien, et nous, au mieux, les animaux de leur basse-cour. Il faut se battre. Ici, la Galilée, on peut la voir, la sentir. Elle est là. Notre peuple est là. Je préfère mourir pour Beyrouth plutôt que pourrir lentement sur un rocher en Méditerranée.

Marwan pourrit maintenant à un carrefour. Marwan ne l’a pas épousée. Intissar n’a pas eu besoin de lui demander pourquoi. Il lui a dit : Tu veux que je fabrique des enfants qui vivront dans des camps misérables sous les obus des phalangistes ? Elle voyait l’espoir dans les enfants. Pour lui l’espoir c’était le combat. La lutte. La défaite a soudé Marwan au sol de Beyrouth. Il est tombé. Elle aime la noblesse généreuse de Marwan. Ils ont lutté ensemble deux ans. Grâce à lui elle est devenue une combattante. Tout le monde la connaît, la respecte. Elle a la tête dans les mains. Elle pleure. Habib lui apporte une bouteille d’eau, en silence. Elle boit. Son treillis est trempé de sueur et de larmes. Elle ne reverra plus Marwan. Il faut qu’elle le revoie. Hier il est parti dans l’après-midi pour le poste. Les bombardements s’étaient tus. Pas d’avions. Il l’a embrassée doucement sur les lèvres. Elle avait envie de lui. De le tenir. De l’avoir en elle. Elle l’a caressé. Il a ri, il l’a embrassée une deuxième fois et il est parti.

Intissar se lève. Ahmad observe Habib et les autres jouer aux cartes en parlant des négociations en cours. Des rumeurs. Des possibles destinations. Où vont-ils aller jouer aux cartes, et pour combien de temps ? Intissar se demande soudain si elle va partir avec eux. Sans Marwan. Pour une destination inconnue. Combattre pour quoi ? Il sera toujours temps d’y penser. Maintenant, courage. Il faut les convaincre d’aller chercher le corps.

Elle s’approche du groupe des joueurs de cartes.

Ahmad la regarde fixement. Elle ne sait pas s’il faut y voir de la compassion ou de la concupiscence. Ou les deux à la fois, peut-être.

— Je… Je vais aller le chercher, dit-elle.

Habib soupire. Ahmad ouvre grands les yeux. Les autres lâchent leurs cartes.

— Intissar, attends. Tu ne peux pas y aller seule. On ira cette nuit.

Habib a l’air résigné à l’accompagner. Il n’a même pas cherché à refuser ou à évoquer le danger de l’expédition.

Soudain, un avion à basse altitude déchire le ciel. Puis un second. Les joueurs se lèvent.

— C’est reparti, dit Ahmad.

A plus de quatre cents mètres à la seconde on traverse la Palestine et le Liban en si peu de temps. Il ne faut aux appareils israéliens que quelques minutes pour venir de leurs bases du Néguev ou de Tel-Aviv. Une première bombe explose, loin derrière eux. Le phosphore brûle au contact de l’air pendant des heures. Les plaies qu’il provoque sont terribles, elles n’en finissent pas de se consumer.

Ils sont trop près des lignes israéliennes pour risquer quoi que ce soit. Ce sont sans doute des civils qui brûlent. Elle se souvient des premiers bombardements au début de l’invasion. Des dizaines de victimes à l’hôpital Gaza, beaucoup d’enfants. Horriblement brûlés. Les médecins n’en croyaient pas leurs yeux — du phosphore, ils consultaient les manuels pour savoir comment traiter les plaies, il fallait du sulfate de cuivre, ils n’en avaient pas, alors ils regardaient les mains ou les pieds fondre jusqu’à disparaître. Puis l’hôpital lui-même a été bombardé. Puis le quartier a été réduit en cendres. Puis il y a eu la bataille de Khaldé, puis la bataille de l’aéroport, puis un cessez-le-feu, puis le siège, puis des combats sporadiques et maintenant Marwan est mort.

Ce qui n’empêche pas les Israéliens de continuer à larguer de temps en temps quelques bombes sur la ville chancelante. Une bougie qui vacille. De Mazraa à Hamra en passant par Rawché, Beyrouth-Ouest est un immense camp de réfugiés, un gigantesque hôpital de campagne. Ceux qui ont fui le Sud ont rejoint les déplacés de Fakhani, de Chatila, de Borj Barajné, d’Ouzay dont les maisons sont en ruine. Plus d’eau, plus d’électricité, plus d’essence pour les générateurs, plus de médicaments, plus de vivres. Le seul répit, c’est la nuit, quand la fraîcheur relative de l’air marin coïncide avec l’arrêt des bombardements. Jusqu’aux petites heures du matin. Dans la chambre de cet appartement de Hamra, les derniers jours, c’était l’heure où ils faisaient l’amour, en silence pour ne déranger personne, la fenêtre ouverte pour profiter de la brise. Quatre jours ? Quatre jours tranquilles pendant les négociations d’Arafat et des Américains. Un répit, un temps mort avant la chute inévitable.

— C’est reparti, dit Ahmad.

La seconde bombe résonne plus près, ils entendent le cri strident de l’avion qui se dégage des tirs de DCA. Elle se demande ce qu’aperçoivent les pilotes, d’aussi haut. Ils doivent voir jusqu’à Damas, au-delà de la montagne. Il paraît que, quand Leïla Khaled a détourné l’avion de la TWA, elle a obligé le pilote à survoler Haïfa, pour voir la Galilée de haut. C’est Marwan qui lui a raconté. Il ne verra jamais la Palestine. Est-ce qu’elle existe encore, d’ailleurs ? Elle ne croit pas qu’il y ait en Palestine une ville aussi belle que Beyrouth, l’hiver, quand on aperçoit la neige sur le Sannin depuis la Corniche. Une ville qui plonge dans la mer comme Beyrouth à Rawché ou à Ramlet el-Beyda. Une ville avec un phare, des collines, des hôtels de luxe, des boutiques, des cafés, des restaurants, des pêcheurs à la ligne, des amoureux au bord de l’eau, des night-clubs, des bordels, des universités, des politiciens et des journalistes à ne plus savoir qu’en faire. Des morts, aussi, à ne plus savoir où les mettre. Qu’est-ce qu’elle va faire du corps de Marwan ? Elle le déshabillera. Elle le lavera elle-même. Elle l’enterrera. Si ce n’était pas interdit par la religion elle construirait un grand bûcher et le brûlerait. Sur la plage. Comme un phare. Elle regarderait Marwan s’en aller en fumée dans le ciel d’été, et rejoindre la Palestine par les airs, avec les avions israéliens. Mais non, elle va l’enterrer en terre libanaise. Dans un cimetière improvisé et provisoire rempli de tombes palestiniennes. A qui appartient la terre, de toute façon ? Aux paysans et aux morts.