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Habib n’a pas besoin d’expliquer de tactique ou de préciser l’ordre de marche. Ils sont entraînés, aguerris, se comprennent en silence. La nuit d’été est claire, il y a un peu de lune, il va falloir raser les murs. Ils savent tous les trois que les Israéliens ne les attaqueront que s’ils se sentent menacés, s’ils pensent qu’un commando cherche à s’infiltrer dans leurs lignes. En théorie, bien que Marwan ait été abattu, un cessez-le-feu est en vigueur. Ils font le tour du bâtiment pour atteindre la rue principale par l’autre côté et longer le trottoir sud. Ils passent à quelques mètres de la meurtrière improvisée où pointe le museau de leur mitrailleuse, et tournent à droite dans une ruelle qui s’enfonce vers les lignes israéliennes. Intissar a une pression étrange dans les oreilles. Elle s’entend respirer. Ils ont déjà parcouru cent mètres. Plus que deux cents. Ils progressent rapidement, le plus silencieusement possible, puis s’immobilisent pour scruter la nuit. Quelques bruits, au loin, des voitures, de temps en temps. Il va falloir porter Marwan. Trois cents mètres. Ahmad les guide dans un passage entre deux immeubles et s’immobilise. Il leur fait comprendre par gestes que le carrefour du lampadaire tordu où Marwan est tombé est juste là-devant. Elle n’aurait pas dû venir. Elle le découvre maintenant. Elle n’aurait pas dû venir, Habib et Ahmad le savaient. Ils savaient aussi qu’il aurait été impossible de la faire changer d’avis. Elle se sent trembler. Le corps est là, de l’autre côté de la rue, derrière cet immeuble effondré. Elle jette un coup d’œil, elle voit le poteau de métal calciné et sinueux comme un arbre, la forme allongée. Ahmad et Habib s’activent auprès de Marwan. Elle observe le fond de la rue d’où les tirs sont partis. Les balles qui ont déchiré le dos de Marwan. Là-bas. Le noir complet. Le silence. Habib et Ahmad traversent la rue rapidement, ils portent Marwan, la tête de Marwan ballotte, en arrière, ses yeux vers le haut comme pour regarder le ciel, ils se dépêchent de revenir vers elle, Habib trébuche, il tombe en avant, lâche le corps qui tombe lourdement sur le sol, Intissar sent des larmes couler le long de ses joues, ils sont à découvert au milieu de la rue, elle a peur, à gauche ils entendent une détonation sèche, un pop minuscule comme un bouchon, suivi d’un sifflement aigu, et c’est soudain la nuit qui s’illumine en rouge, elle voit comme en plein soleil les visages effrayés de Habib et Ahmad, le cou tordu de Marwan par terre, sa bouche ouverte, ses mains crispées, Ahmad lâche les jambes de Marwan et court pour se mettre à couvert, Habib se recroqueville, ramasse Marwan et commence à le tirer seul vers la ruelle, elle entend des cris en hébreu, Ahmad arrive près d’elle essoufflé et se retourne, il hurle : Mais qu’est-ce qu’il fout ce con ? Cours, Habib, cours, lâche-le et cours”, Habib ne lâche pas Marwan, il le tire le plus vite possible, plus que vingt mètres, plus que dix, Intissar s’élance pour l’aider au moment où une timide rafale israélienne parsème de balles le mur sur leur droite, un plop plop plop plop de gros calibre écaille le béton dans la nuit revenue, la fusée éclairante est tombée sur un immeuble, elle attrape les mains de Marwan sans réfléchir, elles sont dures et froides, ce ne sont plus des mains elle le soulève du sol le porte avec Habib il est lourd la rue est à nouveau plongée dans le noir, ça y est ils sont à couvert, le cœur au bord de l’explosion, Intissar a les yeux noyés de larmes et de sueur, elle s’effondre contre le mur pour reprendre son souffle. A quarante centimètres d’elle, le visage de Marwan. Dans la pénombre elle devine son regard fixe, la bouche ouverte, la traînée de sang sur le menton et sur les joues, le treillis remonté jusqu’au cou par la traction, noir de sang lui aussi. Habib murmure : Allez, vite.

Ahmad reprend les bras du cadavre, Habib les pieds. Il lui manque une botte, mal attachée, tombée au milieu de la rue. Le pied blanc, laiteux, paraît briller dans la nuit.

Elle les suit en surveillant les arrières, plus aucun bruit, plus rien, les Israéliens les ont épargnés, c’est sûr, ils n’ont pas ajusté leur tir. Ils étaient impossibles à manquer, dans l’axe, presque immobiles, la mitrailleuse aurait dû les couper en deux. Ils les ont laissés emporter le corps. Petit à petit, en marchant, Intissar retrouve son calme. Ahmad et Habib peinent. Ils s’arrêtent régulièrement pour faire une pause. Elle se sent vide. Les larmes ont disparu. Le trajet de retour est toujours plus court. Ils parviennent sans encombre au poste. Les trois combattants les acclament. Ils ont vu la lumière de la fusée, entendu la rafale.

Habib et Ahmad posent le corps dans un coin et l’enveloppent dans une couverture douteuse qui traîne par là. Ahmad évite le regard de Habib. Prévenus sans doute par radio, Abou Nasser et deux autres types dont Intissar a oublié les noms arrivent. Abou Nasser soulève la couverture pour regarder le cadavre. Il se recueille, repose le linceul, les yeux brouillés par les larmes.

— Marwan était le meilleur d’entre nous. Le plus brave.

Elle sent de nouveau monter les pleurs. Marwan est si loin.

La blessure d’Ahmad s’est rouverte. Une tache de sang grandit sur son tee-shirt.

Abou Nasser prend tendrement Intissar par le bras.

— Que veux-tu faire, Intissar ? Nous avons une voiture. Je t’emmène où tu veux.

Habib et les trois autres ont rallumé un joint et recommencent à jouer aux cartes. Habib le combattant impénétrable. Courageux et loyal. Il attend. Il n’a même pas mentionné l’incident de la mitrailleuse et la lâcheté d’Ahmad. Noble. Elle s’approche du petit groupe et tend la main à Habib.

— Merci. A bientôt.

— Il n’y a pas de quoi. Marwan était mon ami. Prends soin de toi.

Il est près d’une heure du matin. Intissar se sent épuisée. Elle n’arrive même plus à penser. Marwan est mort. Son corps est là. Abou Nasser a échangé la couverture sale pour une bâche en plastique vert foncé trouvée dans la voiture. Intissar a envie d’être seule. Seule avec Marwan. Elle demande à Abou Nasser s’il peut la déposer chez elle à Hamra.

— Et Marwan ? Tu veux… Tu veux qu’on le laisse à l’hôpital ?

— Non. Chez moi. Chez nous. Demain matin on l’enterrera.

— Tu… tu es sûre ?

— Oui, Abou Nasser.

— Bien, c’est toi qui décides. Demain matin je reviens avec une voiture. La journée devrait être calme. Ou, si tu veux, on s’en occupe maintenant.

— Non. Demain matin. Merci, Abou Nasser.

— Allez, allons-y.

Les combattants qui escortent Abou Nasser mettent précautionneusement Marwan à l’arrière de la Jeep. Ahmad monte aussi. Abou Nasser installe Intissar devant. Il aime conduire. Il a beau être officier supérieur, il conduit toujours lui-même son véhicule. Il démarre en trombe. Rouler vite, ne pas s’arrêter. Même de nuit, il faut être prudent. Abou Nasser est un maillon important du commandement militaire de l’OLP. On ne sait jamais. Derrière, ses deux gardes du corps ont l’arme à la main.

Ils passent les barrages sans difficultés, tout le monde connaît Abou Nasser, même les miliciens libanais des Mourabitounes, du PNSP ou du Parti populaire. La nuit, alors que le danger des attaques israéliennes est un peu écarté, Beyrouth semble avoir un infime sursaut d’énergie. Les lumières vacillantes des Butagaz dans les rares boutiques ouvertes, les combattants au coin des rues, derniers mouvements d’un animal mourant.

Parvenue à Hamra, la Jeep s’arrête devant l’immeuble sombre où loge Intissar. Abou Nasser coupe le moteur.