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Guardian sa compagne Sandra Balsells travaillait à l’époque pour le Times à Londres, elle aussi avait couvert la guerre et en 1994 elle refait le voyage de Croatie avec une équipe de télévision pour essayer de comprendre comment Paul a été tué, l’homme qu’elle aimait, ça semble facile à dire, elle retournait à l’endroit de sa mort sur le front où ils avaient travaillé ensemble en 1991, Stéphanie ouvrait grands les yeux, elle découvrait les paysages plats et désolés, recouverts par la neige, de l’immense plaine slavone, elle découvrait le gris et le kaki de la guerre, comme si elle les voyait pour la première fois, parce qu’elle était en ma présence, j’aurais dû savoir que ça allait mal finir, j’aurais dû comprendre à la façon dont elle m’attrapait le bras, à la façon dont je commençais à avoir froid, devant l’écran de télévision, j’écoutais ce que disaient les soldats croates derrière les commentaires anglais, des types dont je croyais reconnaître les tronches patibulaires à chaque checkpoint, une bouilloire d’aluminium noirci qui aurait pu être celle de Vlaho, une rue d’Osijek, des uniformes dépareillés, des routes plates et droites, des champs boueux, des fermes détruites, l’odeur du givre de l’essence du caoutchouc brûlé et le visage fermé de Sandra Balsells à l’arrière de la voiture, ses quelques mots, les fleurs qu’elle dépose dans le fossé où Paul Jenks est tombé, près de la voie ferrée un kilomètre avant Tenjski Antunovac pauvre village occupé par les Serbes, les journalistes soupçonnent que la balle qui l’a atteint à l’arrière du crâne ne venait pas de ce côté mais de moins loin à droite, du quartier général de la brigade internationale commandée par Eduardo Rózsa le patriote, quand j’entends son nom j’ouvre de grands yeux, il apparaît à l’écran, tel quel, un peu plus gras peut-être, Rózsa le souriant, avec sa bouille ronde ses yeux sombres et son humour, bien sûr il dément, il dit que c’est impossible, que Paul Jenks a été tué par un sniper serbe d’Antunovac, que l’autre journaliste retrouvé étranglé lors d’une patrouille est tombé par malheur sur un éclaireur tchetnik, qu’est-ce qu’il pouvait dire, Sandra Balsells observait tous ces soldats qui avaient peut-être tué l’homme qu’elle aimait, Stéphanie regardait Sandra Balsells et moi ensuite, elle avait l’air de demander et toi, tu crois quoi ? qui a tué Paul Jenks ? alors j’écarquillais les yeux vers l’écran, en janvier 1994 au moment où les journalistes retournent en Croatie le cessez-le-feu est permanent sur cette partie du front, ils obtiennent des marchands de glace de l’ONU qu’ils les aident à passer en territoire occupé, chez les Serbes, ils veulent aller voir les quatre maisons démolies de Tenjski Antunovac, les Serbes sont sympathiques et coopératifs, ils acceptent de les laisser monter sur le point le plus haut, un poste de tir dans les combles d’une des dernières maisons du village, un soldat leur apporte même un magnifique M76 de sniper flambant neuf avec une très belle lunette de visée pour qu’ils puissent voir de leurs yeux voir, et là Sandra Balsells prend l’arme, elle appuie sa main sur l’angle de la crosse et met l’œil dans le viseur, dans le pare-soleil noir de la lunette, elle regarde plein nord vers le fossé où Paul est tombé, à quoi pense-t-elle à ce moment-là, à quoi, elle est dans la position exacte du tireur qui a peut-être abattu Paul, sous le même toit, un fusil identique sous l’aisselle, elle observe les détails du poste croate à huit cents mètres de là, si précis dans le réticule qu’il n’y a qu’à tendre le bras pour les toucher, il n’y a plus de cadavre dans le fossé, elle voit la gerbe de fleurs jaunes gelées qu’elle y a déposée, imagine-t-elle le corps de Paul, est-ce que comme Intissar la Palestinienne elle pleure je ne crois pas, elle reste silencieuse, ses longs cheveux dorés caressent le bois verni de l’arme, Athéna la perverse lui a donné la possibilité de voir ce que personne n’a vu, le côté obscur, la main même de la mort son œil appuyé contre la lentille son souffle précis, Sandra laisse le fusil, un soldat serbe le reprend, sait-il qui elle est sans doute pas, ils redescendent l’échelle, reprennent leur voiture après avoir remercié les Serbes de leur hospitalité, sur le siège arrière de la bagnole Sandra ne sait plus qui a tué Paul, si ce sont les mercenaires de Rózsa les tchetniks ou la déesse elle-même, elle doute, Stéphanie est émue aux larmes, je me sers un grand coup de gnôle l’enquête continue, John Sweeney interroge ensuite Frenchie, l’adjoint gallois d’Eduardo Che Rózsa à la brigade internationale, pas le mauvais bougre, un soldat, il me rappelle Vlaho avec ses dents mal alignées, je me demande si nous, nous aurions buté un journaliste en cas de besoin, très certainement, après tout un photographe est un genre d’espion vendu au plus offrant, un parasite qui vit de la guerre sans la faire, tous ces types free-lance étaient comme nous, jeunes et inexpérimentés au début du conflit, comme nous ils tremblaient de trouille sous les obus des chars yougoslaves, pour la plupart c’était leur premier reportage, leur premier contact avec la guerre comme nous ils voyaient leurs premiers cadavres comme nous ils roulaient des mécaniques devant leurs camarades et échangeaient des récits gonflés, exagérés, à qui aurait vu le plus d’horreurs, à qui aurait frôlé la mort de plus près, je ne regarde pas l’écran je suis plongé dans mes souvenirs j’ai compris qu’on ne saurait pas qui a tué Paul Jenks qu’on ne saurait jamais je continue à boire en laissant Stéphanie à son dégoût des mercenaires des soldats du grésil slavon à la fin de la bande elle reste un moment silencieuse elle hésite à me poser des questions elle ne sait pas par où commencer elle réalise soudain quelque chose elle dit