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XV

freins vapeur cris stridents douleur confuse dans les oreilles lumière intense le train s’arrête Santa Maria Novella Sainte-Marie-la-Neuve gare florentine le panneau est bleu les lettres blanches je me redresse m’étire les voyageurs s’affairent sur le quai des femmes des hommes, des hommes des femmes il doit faire froid ici aussi tous sont engoncés dans de lourds manteaux certaines dames ont des fourrures des angoras des lynx bleus des chinchillas vrais ou faux à Venise il y avait force fourreurs pour l’incroyable quantité de rombières que contient la ville la plus glaciale de Méditerranée caressée par les vents sibériens surgis de la plaine pannonienne, aussi gelée que Constantinople et ce n’est pas peu dire, des magasins aux vitrines débordant de visons et de renard dorés, des échoppes qui contiennent des réfrigérateurs immenses pour conserver tous ces poils en été, espérons pour les fourreurs que le réchauffement climatique soit le prélude d’une glaciation, l’inversion du Gulf Stream fera geler le Rhône en hiver nous aurons tous des chapkas d’astrakan sur la tête on pourra aller en patinant à Ajaccio course de fond Valence Majorque en traîneau les Marocains envahiront l’Espagne à cheval et les singes du rocher de Gibraltar crèveront enfin de froid, sales bêtes les singes, voleurs et agressifs, si humains qu’ils n’hésitent pas à mordre la main qui les nourrit criards lubriques exhibitionnistes et masturbateurs, ils s’adapteront peut-être aux nouvelles conditions climatiques, les simiens, des orangs-outans au long pelage blanc feront leur apparition sur les nouvelles banquises on les chassera pour leur peau ce sera un vrai plaisir, un vrai plaisir de fin du monde, le dernier homme courant après le dernier singe sur un glaçon à la dérive au milieu de l’Atlantique et adieu Berthe, fin des primates hominidés, sur le quai les dames en fourrure regardent leurs maris porter les bagages, le couple à mes côtés n’a pas bougé, ils vont donc jusqu’à Rome, quatre personnes entrent dans notre wagon, une femme d’une soixantaine d’années s’assoit en face de moi sur le fauteuil libéré à Bologne par le lecteur de Pronto, elle n’a pas de vison mais un manteau en laine noire qu’elle a plié pour l’installer au-dessus du siège, un visage assez large mais harmonieux, des cheveux presque blancs, des yeux sombres, un collier de perles sur un cardigan rouge classe moyenne supérieure diraient les statisticiens ou les instituts de sondages, elle fouille dans son sac à main pour y prendre un livre, elle ne m’a pas accordé un regard, le train va bientôt repartir, il va bientôt repartir pour la grande descente sans arrêt jusqu’à Termini, je me rappelle une scène de Mes chers amis, le film de Monicelli avec Tognazzi et Noiret, sur ce même quai, les cinq camarades à l’amitié virile et bruyante ont un jeu tordant, ils attendent qu’un train parte et collent des baffes retentissantes aux voyageurs penchés à la fenêtre, aux voyageurs et surtout aux voyageuses, et ce sport les fait mourir de rire, à tel point que l’un des personnages a cette phrase magnifique, qu’est-ce qu’on est bien entre nous, les gars, qu’est-ce qu’on est bien, c’est dommage que nous ne soyons pas pédés, avec Vlaho et Andi nous aurions pu arriver à la même phrase aux mêmes conclusions nous étions bien ensemble à Osijek en virée à Trieste à Mostar à Vitez nous étions bien drôlement bien la guerre est un sport comme un autre finalement on doit choisir un camp être une victime ou un bourreau il n’y a pas d’alternative il faut être d’un côté ou de l’autre du fusil on n’a pas le choix jamais enfin presque, départ dans l’autre sens, comme Santa Lucia à Venise Termini à Rome Santa Maria Novella est un cul-de-sac, nous repartons, je fais maintenant face à la destination, Rome est devant moi, Florence défile, la noble Florence saupoudrée de coupoles où l’on tortura allègrement Savonarole et Machiavel, la torture pour le plaisir l’estrapade l’eau la vis et l’écorchage, le moine politicien était trop vertueux, Savonarole l’austère interdit les putes les livres les plaisirs la boisson le jeu ce qui ennuyait surtout le pape Alexandre VI Borgia le fornicateur de Xàtiva à la descendance innombrable, ah la belle époque, aujourd’hui le pontife polonais tremblotant immortel et infaillible vient de finir son allocution place d’Espagne, je doute qu’il ait des enfants, j’en doute, mes voisins les musiciens cruciverbistes parlent eux aussi de Florence, j’entends Firenze Firenze un des quelques mots d’italien qui soient à ma portée, dans ma solitude vénitienne je n’avais pas appris grand-chose de la langue de Dante l’eschatologue au nez crochu, avec Ghassan nous parlions français, avec Marianne aussi bien sûr, dans mes longues errances solitaires de guerrier déprimé je ne parlais avec personne, à part pour demander une ombre rouge ou blanche selon l’humeur du moment, ombra rossa ou bianca le nom que les Vénitiens donnent au petit verre de vin que l’on boit à partir de cinq heures, j’ignore pour quelle raison cette jolie expression poétique, aller prendre l’ombre, par opposition à aller prendre le soleil je suppose à l’époque j’abusais de l’ombre et de la nuit dans la solitude, après avoir brûlé mes uniformes et essayé d’oublier Andi Vlaho la Croatie la Bosnie les corps les blessures l’odeur de la mort j’étais dans un sas inutile entre deux mondes, dans une ville sans ville, sans voitures, sans bruit, veinée d’eau sombre parcourue de touristes rongée par l’histoire de sa grandeur, la république du Lion aux mille comptoirs, en Morée à Chypre à Rhodes l’Est méditerranéen était vénitien, les galères et les galéasses des doges régnaient sur les mers — quand j’ai visité l’Arsenal avec Ghassan, en lui racontant la bataille de Lépante face à l’immensité des darses, devant les formes de radoub et les bassins, j’ai compris la puissance infinie de la Sérénissime, un lion en pierre volé à Rhodes gardait avec bonhomie la porte du plus grand arsenal de Méditerranée, pax tibi Marce evangelista meus, paix à toi, Marc mon évangéliste, voici ce qu’un ange dit à saint Marc alors qu’il dormait dans un bateau sur la lagune, avant de traverser la Méditerranée et de mourir près d’Alexandrie, en un lieu nommé Bucculi, la maison du bouvier, où il avait construit une église, les païens en colère le martyrisèrent sans tarder, le saint à la barbe blanche, ils le ligotèrent pour le traîner derrière un char sur des pavés mal équarris jusqu’à ce que mort s’ensuive en chantant ramenons ce bœuf à son étable, à Beyrouth pendant la guerre civile on appréciait beaucoup ce supplice, nombre de prisonniers sont morts attachés par des barbelés à une Jeep parcourant la ville à toute allure, déchiquetés râpés brûlés par l’asphalte asphyxiés les membres démis comme l’évangéliste à Alexandrie et Isadora Duncan la scandaleuse à Nice, en 828 les Vénitiens dérobèrent les reliques de Marc aux Egyptiens pour lui offrir le dernier repos dans leur ville, dans cette basilique si byzantine, aux cinq coupoles, à la nef croustillée d’or la seule église du monde où l’on peut répondre