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et cum spiritu tuo les pieds dans l’eau, Saint-Marc l’inondable — la Zone est pluvieuse, Zeus noie souvent les villes sous des trombes terrifiantes, Beyrouth Alexandrie Venise Florence ou Valence sont submergées régulièrement, et même une fois en Libye désert des déserts à Cyrène la brillante j’ai assisté à un orage d’apocalypse, le châtiment divin s’abattait sur les ruines et les quelques touristes qui avaient osé venir chez Kadhafi le fou sublime, on m’avait envoyé négocier l’achat de renseignements de première importance sur les activités islamistes arabes, les services libyens étaient imbattables sur ce sujet et Kadhafi vendait tout son stock en échange de sa réintégration au concert des nations, il donnait tout ce qu’il savait sur les activistes qu’il avait plus ou moins soutenus, de près ou de loin, tout le monde de l’ombre se réjouissait des informations libyennes, les Britanniques, les Italiens, les Espagnols, Lebihan le pelé grand amateur de mollusques s’en frottait les mains lui aussi, une bonne opération, il disait “allez en Libye, vous qui aimez voyager, c’est sans doute intéressant” il n’en croyait pas un mot évidemment, un pays où il n’y avait même pas une course cycliste digne de ce nom et où on devait manger des horreurs atrocement piquantes, j’acceptai surtout pour voir Cyrène et le djebel Vert pays d’Omar el-Mokhtar qui avait tant donné de fil à retordre aux Italiens avant de finir au bout d’une corde en 1931, le cheikh à la barbe blanche luttait contre les soldats de la nouvelle Rome presque à mains nues, dans ce morceau de désert que l’Italie avait pris aux Ottomans en 1911 — Rodolfo Graziani chargé d’organiser la répression copia les méthodes des Britanniques en Afrique du Sud et des Espagnols à Cuba, il vida la Cyrénaïque de ses habitants, envoyant vingt ou trente mille Libyens dans des camps, à pied à travers le désert sans approvisionnement, certain de les décimer, il vidait l’eau pour attraper les poissons, sans que Mao Tsé-toung ait encore codifié la guérilla révolutionnaire, de la même façon que les Français en Algérie cinquante ans plus tard “regrouperaient” les civils musulmans entre des barbelés pour mieux pouvoir les contrôler, toujours des camps, encore des camps, des camps espagnols pour les Rifains des camps italiens pour les Libyens des camps turcs pour les Arméniens des camps français pour les Algériens des camps britanniques pour les Grecs des camps croates pour les Serbes des camps allemands pour les Italiens des camps français pour les Espagnols on dirait une comptine ou une chanson de marche, tiens, voilà du boudin, voilà du boudin, pour les Arméniens les Grecs et les Libyens, pour les Belges y en a plus, pour les Belges y en a plus, etc., monument de la poésie guerrière, en Croatie nous chantions sur l’air de Lili Marleen des paroles venues d’on ne sait où, i znaj da čekam te, et sache que je t’attends, Andi avait même composé une version à lui, où il était question de couper les couilles des Serbes et de défendre la patrie, pauvre Lili, à la porte de la caserne, elle doit encore attendre — c’est en Libye que les soldats de Rommel plébiscitèrent la chanson écrite par Hans Leip pendant la Première Guerre mondiale, les soldats de l’Afrikakorps en Cyrénaïque aimaient la mélodie de la femme qui attend en face de la caserne, devant la grande porte, sous le lampadaire, ils écrivaient des centaines de lettres pour implorer la radio de la diffuser plus souvent, curieusement la station allemande qui émettait vers l’Afrique du Nord se trouvait à Belgrade, c’est de Belgrade que tous les jours à 21h55 précises sonnait wie einst Lili Marleen, wie einst Lili Marleen, et les soldats couverts de sueur pleuraient leurs dernières gouttes d’eau quelque part entre Tobrouk et Benghazi devant leurs postes à lampes, Rommel lui-même pleurait, Rommel télégraphiait à Belgrade pour demander encore, encore, encore Lili, toujours Lili, les Britanniques la chantèrent en allemand jusqu’à ce que la propagande leur fournisse une version anglaise que la BBC reprenait elle aussi plusieurs fois par jour, Tito et les partisans la sifflaient en Bosnie, les Grecs de l’ELAS à Gorgopotamos, les Italiens survivants d’El-Alamein soupiraient con te Lili Marleen et même nous, quarante-cinq ans plus tard, la chantions au bord de la Drave, i znaj da čekam te, il va être impossible de m’ôter cet air de la tête maintenant, il va m’accompagner jusqu’à Rome avec la voix d’Andi et ses paroles obscènes, à Cyrène en Libye visitant les ruines grecques à une dizaine de kilomètres de la mer je sifflotais Lili Marleen et pensais aux soldats de Rommel et de Montgomery, avant que l’orage n’éclate et ne manque de me noyer au milieu de l’immense temple de Zeus, j’ai trouvé refuge sous l’auvent d’une baraque de boissons fraîches et de souvenirs tenue par un Libanais sympathique Phénicien perdu en Libye et qui s’y ennuyait ferme, me disait-il dans un français impeccable, heureusement qu’il y a quelques touristes, ajoutait-il, j’ai bu un Coca-Cola local, le fracas de la pluie sur la tôle nous a empêchés de poursuivre la conversation, l’air sentait la poussière mouillée et le sel, des éclairs cherchaient à abattre les cyprès et les colonnes grecques l’eau transformait tout le site en une mare de boue que les trombes frappaient avec la foudre grondante dans une lumière violacée striée d’épais traits de pluie qui ricochaient par terre comme des balles si fort qu’on n’était à l’abri nulle part, le Libanais riait, il hurlait d’un rire nerveux couvert par le martèlement de l’orage et essayait tant bien que mal de protéger son comptoir de fortune et l’intérieur de sa guérite, j’étais à l’abri et pourtant trempé jusqu’à la ceinture, Zeus a finalement été clément, il a rangé la foudre dans sa boîte, le ciel s’est ouvert subitement dans une grande lumière blanche, j’ai salué le Phénicien de Sidon perdu entre les cannettes de Pepsi et les colonnes doriques, et j’ai repris la route de Benghazi — dans une voiture de louage, le taux de change et le niveau de vie vous permettent d’acheter toutes les places du taxi collectif et d’échapper ainsi à l’étouffement ou à la thrombose, Lebihan n’était pas très content que j’aille faire du tourisme en Cyrénaïque, même s’il adorait le film Un taxi pour Tobrouk, dont il avait tiré une de ses grandes phrases, un intellectuel assis va moins loin qu’une brute qui marche, c’est ce qu’il m’a dit quand je lui ai parlé de Cyrène, vous vous souvenez de Ventura dans Un taxi pour Tobrouk ? bien sûr, je me souvenais de Lino Ventura et de Charles Aznavour, j’ai répondu pour ma part je préfère Ventura dans L’Armée des ombres, ça l’a fait marrer, Lebihan, et se gratter immédiatement le cuir chevelu dans un rictus, L’Armée des ombres, ah ah, elle est bien bonne, le grand désavantage de la Libye c’était la sécheresse, pays sec sec sec pas une goutte d’alcool depuis l’Egypte jusqu’à la Tunisie, du thé, du café des hectolitres de boissons gazeuses mais pas une bière pas une goutte de vin rien rien rien à part de la contrebande à Tripoli, et encore, Tripoli l’italienne sinistre capitale de l’Immense République des Masses et de son guide le dictateur chafouin dont la garde personnelle fait pâlir d’envie tous les chefs d’Etat du monde, un vrai corps de garde constitué d’Amazones sublimes et dangereuses, des femmes musclées armées jusqu’aux dents de vraies combattantes pour le Guide de la Révolution le chantre de l’Unité africaine écrivain poète grand protecteur de son peuple, constructeur de la Grande Rivière artificielle qui amène les eaux fossiles du Sahara jusqu’à la côte pour l’irrigation, le pétrole bleu après l’or noir, le rêve du Conquérant de Septembre de gouverner un pays vert, vert comme l’islam, une Afrique verte, il a donné à la Libye le fleuve permanent qu’il lui manquait pour rivaliser avec l’Egypte, on fait maintenant pousser des salades en Tripolitaine, des salades et des tomates, mon orage devait être une chance inouïe car tous les observateurs soutiennent qu’en Libye il ne pleut jamais et que le changement climatique ne va pas améliorer les choses, loin de là, difficile d’imaginer le Sahara fleuri, il y a à peine trois mille ans il y avait des gazelles des singes des chevaux sauvages des eucalyptus des baobabs des arbres à pain tout a grillé d’un grand coup de chaleur, tout, il n’en reste que les peintures rupestres des habitants de l’époque et des squelettes enfouis sous des tonnes de silice, on raconte qu’en 1944 les Bédouins de l’Est libyen se sont tous transformés en archéologues militaires, ils démontaient les chars brûlés, les canons abandonnés, récupéraient les caisses de munitions vides, les objets oubliés dans les casemates, les commerçants de Benghazi vendaient des tonnes de couvertures trouées, de bidons percés, de rouleaux de barbelés et même une boîte à musique, le seul souvenir que j’ai acheté en Libye, une petite boîte à musique vernie avec un visage de femme peint à la laque sur le couvercle, le boutiquier dans la vieille ville près du souk Al-Jarid m’a raconté son histoire, le petit objet de quatre centimètres sur deux environ avait été fabriqué près de Vienne et offert à un soldat en permission, les pillards l’avaient trouvé sur son cadavre enfoui par l’effondrement d’une tranchée de sable, avec des lettres, deux photographies une montre cassée enfin des effets personnels dont les nomades n’avaient que faire mais qu’ils vendirent un bon prix en ville, ainsi que six mines antichars que les sables avaient vomies à deux pas du corps, de belles grosses mines jaunes toutes rondes toutes neuves bien lourdes, le marchand qui acquit le tout ne savait pas à quoi pouvaient bien servir des mines antichars en temps de paix mais, conscient du danger, il les entreposa dans un coin de son arrière-boutique où personne ne pourrait les manipuler par erreur et les oublia, il les oublia si bien qu’elles n’explosèrent qu’en novembre 1977 au moment de la Révolution populaire, lorsque le Comité révolutionnaire voulut mettre la main sur les biens cachés du collaborateur de l’impérialisme, le responsable du commando de l’égalité n’avait jamais vu une mine allemande, il pensait avoir découvert de l’or ou des métaux précieux, si jaunes, si lourds, si bien cachés dans une malle au fin fond d’un dépôt, les