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Tellerminen 35 étaient armées, personne ne s’en était rendu compte, les Bédouins avaient parcouru le désert trois jours durant avec ce fardeau explosif, le marchand de Benghazi les avait sagement entreposées sans que les cent cinquante kilos de pression nécessaires à leur déclenchement soient atteints, et il s’en fallut de peu que l’ardeur socialiste ne les épargne encore, si le chef de la troupe, avide et curieux, n’avait pas attrapé un marteau qui traînait par là pour ouvrir ces jolis conteneurs dorés : les trente kilos de TNT qu’ils contenaient ont envoyé dans les airs non seulement le zèle révolutionnaire, mais aussi l’échoppe où il se tenait, et une fois la poussière retombée la seule chose retrouvée intacte, dans les débris et les gravats, fut la petite boîte à musique, ouverte, qui jouait Lili Marleen au milieu des ruines comme si de rien n’était, le soldat tué trente ans plus tôt sifflait sa revanche, sa femme lui avait offert ce portrait original pour qu’il pense à elle en écoutant sa chanson préférée, au milieu du Sahara, elle l’attendait comme Lili, à Vienne, il n’est jamais revenu, porté disparu dans les sables libyens, elle n’a plus rien su de lui, parfois elle s’imaginait qu’il était toujours vivant, parfois qu’il était décédé, pensait-elle à la boîte à musique peinte, commandée spécialement dans une boutique de la Kärtner Strasse, entendit-elle, dans un dernier rêve, l’explosion des mines de Benghazi le 12 novembre 1977, le jour même de sa mort à l’hôpital Franz-Josef, âgée de soixante-deux ans seulement, alors que sonnait une dernière fois le petit air métallique à trois mille kilomètres de là, en Libye, wie einst Lili Marleen, wie einst Lili Marleen, le dernier souffle d’un grenadier autrichien décomposé depuis longtemps — j’ai offert la boîte à musique à Stéphanie à mon retour, je lui ai raconté cette anecdote que je tenais du vendeur, elle a pris le petit objet d’acajou du bout des doigts comme s’il s’agissait d’un morceau de cadavre, avant de l’enterrer dans un placard comme les Tellerminen dans l’arrière-boutique près du souk Al-Jarid, la dernière trace de l’un des cinquante mille Allemands morts au combat en Afrique se trouve-t-elle encore dans une armoire parisienne, Lili attend toujours quelque part, wie einst Lili Marleen, je vais débarquer à Termini en sifflant comme un GI en 1944, ça vaut toujours mieux que chantonner tiens voilà du boudin, toujours mieux, est-ce cet air martial étrange qui fascina tant Millán Astray le borgne lors de sa visite aux légionnaires français de Sidi bel-Abbès, Millán Astray l’estropié symbole des aspects martiaux du régime franquiste fonde la Radio nacional de España et devient en quelque sorte ministre de la Propagande, un Goebbels militaire passionné de samouraïs du Bushido et de l’honneur guerrier sous toutes ses formes, fils d’un fonctionnaire directeur de prison José Millán Astray passe son enfance au milieu des criminels et des délinquants, cadet à seize ans envoyé à dix-huit comme sous-lieutenant dans les dernières batailles de l’outre-mer espagnol, aux Philippines d’abord où il s’illustrera dans la défense de fortins perdus dans la jungle, jusqu’au bout, il montre un courage physique hors du commun, un sang-froid digne d’Andrija grand pasteur de guerriers, il revient décoré et enhardi pour intégrer l’école de guerre, puis est envoyé de nouveau dans les colonies, au Maroc cette fois-ci : c’est là qu’il perd son bras et son œil dans deux escarmouches, au moment de la guerre du Rif contre les petits guerriers d’Abd el-Krim — au printemps 1951 Millán Astray a soixante et onze ans, le vieux général amoureux des décapitations de Berbères se consacre à la culture au théâtre à la zarzuela à la poésie, comme sa sœur Pilar, auteur de boulevard célèbre à Madrid dans les années 1910, à soixante et onze ans Millán Astray le fauve dirige un obscur institut pour les Glorieux Mutilés de guerre de la patrie, il adore qu’on lui tire le portrait, un de ses principaux loisirs consiste à arpenter les boutiques des photographes, en civil, en uniforme, avec ses petits-neveux, avec sa fille, avec médailles, sans médailles, il photographie son corps de mutilé, son visage inquiétant où manque un morceau de la pommette gauche, emporté par le projectile qui l’a aussi privé d’un œil, photos avec bandeau façon pirate ou monocle sombre, la manche droite pendante, vide, Millán Astray l’immortel se prend en photo pour freiner la décadence de son corps, pour la documenter, pour l’éternité qui se souviendra de lui fringant et noble, Millán Astray se voit d’une grande noblesse morale sur ces photos rigides, un chevalier, un gentilhomme, droit et courageux serviteur du pays, un homme d’honneur, il continue à participer aux activités de la Radio nacional de España, avec l’aide de camp que l’armée franquiste continue à avoir la gentillesse de lui fournir, il aime beaucoup les concerts et ce samedi 14 avril 1951 à Madrid il est en grand uniforme pour aller écouter une jeune prodige de douze ans jouer Bach et Scarlatti, Millán Astray préfère l’opérette, comme sa sœur, mais qu’à cela ne tienne, le concert de cet après-midi de printemps est important, organisé au profit des glorieux mutilés de la guerre patriotique, Franco ne viendra pas, il est occupé, Carmen Polo sa femme aux larges hanches sera là, avec sa fille Carmencita et son mari qui viennent de célébrer leur première année de mariage, des personnalités, des invités de marque certains venus d’Argentine pour discuter avec Franco le Duce ibère dernier représentant du fascisme international : par une coïncidence comme seule l’histoire sait en concocter Ante Pavelic est à Madrid, accompagné de son état-major, Maks Luburic sera dans la salle aussi, Millán Astray le glorieux fondateur de la Légion ne les connaît pas, il sait juste que la pianiste est croate, qu’elle s’appelle Marija Mirkovic et est accompagnée de son père un homme assez distingué fervent catholique — ils sont arrivés la veille et ne tarissent pas d’éloges sur la beauté de Madrid, les églises, le faste historique de la capitale de Philippe II le prudent, Millán Astray a serré la main de cette enfant prodige du piano, timide mais au regard décidé, qui parcourt l’Europe en ruine avec ses fugues de Bach, le programme Scarlatti est une exception, un hommage à Madrid, la toute jeune fille et son géniteur sont allés voir bien sûr la rue Leganitos derrière la Gran Vía où le compositeur napolitain avait sa résidence, Domenico Scarlatti le prolixe maître de musique de la reine, virtuose du clavecin, ma mère a travaillé pour l’occasion deux sonates difficiles qu’elle joue à cent à l’heure comme il se doit, elle m’a souvent raconté ce concert, elle a encore les photos sous verre dans des cadres d’argent aux armes de l’Espagne, le carton d’invitation avec son cordon de velours rouge, ma mère se souvient encore en rougissant d’avoir raté un ornement de la septième mesure d’une sonate de Scarlatti, je voulais aller trop vite, ces gens étaient là pour m’écouter jouer vite, j’ai sauté un trille et la sonate s’est effondrée sous mes doigts, je glissais de mesure en mesure comme quelqu’un qui a trébuché dans un escalier c’était horrible — au premier rang Carmen de Franco aux traits durs, Millán Astray le borgne, Pavelic grand collectionneur d’yeux et d’oreilles serbes, Luburic le boucher de Jasenovac, quel parterre, six ans seulement après la fin de la guerre Pavelic et Luburic étaient encore en bons termes, ils avaient toujours le secret espoir de reconquérir la Croatie perdue, incognito le Poglavnik était venu d’Argentine jusqu’à Madrid pour négocier l’aide de Franco — le Caudillo ne l’avait pas reçu, confiant l’affaire à un subalterne, il lui avait conseillé de rester tranquillement à Buenos Aires et de se faire oublier, le gouvernement de Perón était accueillant — Pavelic prenait un risque calculé en se rendant à Madrid, il y reviendrait quelques années plus tard, protégé une fois de plus par l’Espagne très catholique, ma mère âgée de douze ans le 14 avril 1951 donnait un concert au profit des orphelins de Carmen de Franco et des mutilés de Millán Astray, je me dis que le vieux général borgne et manchot devait faire peur à une enfant de cet âge, le concert fut retransmis en direct sur Radio nacional de España, la presse ne mentionna bien évidemment pas la présence des hôtes de marque croates, je me demande si mon grand-père était content de les revoir, ces Oustachis fringants, peut-être aurait-il préféré les oublier, toujours est-il que ma mère fut autorisée à se faire photographier avec Pavelic l’imprudent égomane, avec Millán Astray le vieux lion du Rif aux mains tremblantes, cardiaque et décrépit, avec Carmen de Franco la sévère bigote, au rythme enjoué des fugues de Bach, au son du piano qui remplaçait utilement les marches militaires,