Выбрать главу
ding ! du chariot de sa machine à écrire et des soupirs des coïts payants dans les chambres voisines — à Venise entre deux mondes dans une ville à la dérive perdue dans l’histoire je n’écrivais pas, je buvais je marchais je lisais traînant mes morts comme Burroughs les siens, je lisais des histoires de fantômes qui me convenaient bien, j’avais choisi Venise parce que nous n’avions pas pu y aller avec Vlaho et Andi, trop loin, trop cher, notre expédition adriatique s’était arrêtée à Trieste la habsbourgeoise, j’ai quitté Zagreb dans un bus pour Venise avec mon barda en toile kaki je me suis installé dans un hôtel à Cannaregio je me souviens il y avait si longtemps que je n’avais pas sorti ma carte de crédit qu’elle était collée au portefeuille et présentait de petites taches verdâtres au verso le réceptionniste l’a prise avec un air dégoûté j’avais l’impression de puer la guerre je devais puer la guerre la graisse de fusil l’humidité le tabac le havresac vert les cheveux si courts les yeux écarquillés et rougis je pensais m’arrêter deux jours à Venise et prendre le Marco Polo de nuit pour Paris retrouver Marianne aux seins blancs et quelque chose m’est tombé dessus je n’ai pas eu la force, coincé entre deux mondes j’arpentais la ville la nuit la ville du grand silence du brouillard et de la peste, j’ai trouvé l’appartement du Ghetto par hasard en passant devant une agence immobilière de San Polo j’ai quitté l’hôtel acheté une carte de téléphone appelé Marianne un soir glacial depuis une cabine toute proche je parlais à Marianne mais je ne lui parlais pas je regardais les barques et les canots à l’amarre dans le minuscule canal à deux mètres du téléphone public, je me suis dit je vais rester ici un peu je crois, elle a répondu je viens si tu veux pourquoi pas j’avais envie qu’elle vienne et réchauffé par sa voix je suis rentré m’emmitoufler dans mon tapis d’Orient et fixer le plafond — qu’est-ce qui m’a sauvé de la noyade à Venise, je l’ignore, Marianne peut-être, ou Ghassan, ou moi-même, le fantôme d’Andrija qui habitait en moi, sa furie, si j’avais eu une once de volonté ou de culture j’aurais peut-être écrit comme Burroughs à Tanger mais j’en étais bien incapable, j’étais incapable de quoi que ce soit c’est Marianne qui a appelé mes parents pour leur dire que j’allais bien que je me reposais à Venise, je me reposais, je buvais mes maigres soldes accumulées et mes économies parisiennes en mangeant mes dernières amphétamines, je n’avais pas la drogue créatrice, la drogue c’était pour pouvoir marcher pendant des heures, la nuit, dormir peu, comme sur le front, être en éveil mais cette fois-ci pour rien, pour trembler quand un inconnu surgissait du brouillard, monter des embuscades nocturnes contre des spectres, soûl et drogué je rasais les immeubles à pas chassés un fusil imaginaire à la main, je jetais rapidement un coup d’œil aux carrefours avant de les traverser en courant, courbé comme si un tireur d’élite allait m’aligner depuis une fenêtre du palazzo Guardi, je reprenais mon souffle dos au mur avant de balancer une grenade fictive dans l’angle mort, j’ai le cœur à cent quatre-vingts pulsations-minute je suis au plus fort des combats dans le silence bruissant de la lagune, je tends un piège mortel au vaporetto no 1 le seul à remonter le Grand Canal la nuit, je l’attends avec un lance-grenades antichars au bout d’une impasse près de l’Académie soûl halluciné je vise les loupiotes qui dansent sur l’eau noire je tire j’imagine le trait de feu sifflant atteindre l’embarcation exploser illuminer les façades des palais les églises j’imagine la déflagration la vague de chaleur me fait fermer les yeux je l’ai eu je l’ai eu j’ai coulé un navire ennemi les touristes américains s’enfoncent dans la ténèbre pour rejoindre les rats quelle joie je m’allume une clope je retourne hanter les ruelles en jouant toujours au soldat et ce des heures des nuits durant obsédé par mes souvenirs, et il est facile, dans la pénombre de Venise, de vivre ses cauchemars dans la solitude, car il n’y a rien autour qui vive, à part les ombres mortes du brouillard et les cris des cornes de brume, à son arrivée Marianne me dit j’ai l’impression que tu reviens de très loin, je reviens de loin oui, j’étais incapable de coucher avec elle j’avais encore sur la peau le contact des prostituées des musulmanes violées des cadavres je n’étais plus en moi j’étais dans le Bardo la salle d’attente des âmes errantes et petit à petit plus je buvais avec Ghassan plus je retrouvais une position physique dans le monde de la nuit un nouvel être j’avais l’impression de reprendre pied de marcher un peu sur l’eau de la lagune enfin ce genre d’illusions et plus je pensais récupérer un nouveau corps plus je voulais l’essayer sur celui de Marianne qui elle s’enfonçait dans la neurasthénie en préparant son agrégation en se levant tôt en travaillant toute la journée en allant courir trente minutes chaque après-midi à dix-huit heures tapantes aux Zattere elle n’avait plus jamais envie de faire l’amour, moi je revenais à la vie, mon sexe de spectre était dressé comme un cyprès dans un cimetière, je vidais Marianne de son désir de sa vitalité de son argent aussi, je la pompais, je l’épuisais en l’attirant vers le fond avec moi, quand je sortais le soir pour mes randonnées nocturnes d’insomniaque jusqu’à retrouver Ghassan elle me demandait de lui tenir compagnie dans le silence humide du Ghetto, je restais en lui susurrant peut-être, oui, pourquoi pas, avec un air lubrique, et parfois elle était si désespérée de solitude qu’elle se laissait faire, les jambes écartées, toute sèche, je lui faisais mal et ahanais grossièrement sur son épaule sans qu’elle bouge, résignée, les yeux fermés, l’éjaculation nous plongeait immédiatement dans la tristesse moi j’avais honte de l’avoir forcée elle, elle comprenait que j’allais la laisser seule de toute façon une fois le désir assouvi alors pour échapper à la vergogne et éviter son regard je partais en catimini pendant qu’elle feignait d’être assoupie, dans l’escalier les couilles bien vidées je vissais le bonnet noir sur mon crâne, saisi par le froid je courais pour me réchauffer toujours dans la même direction, vers le quai de l’Oubli les bars d’Aldo, de Muaffaq le Syrien ou le Paradis-Perdu, je traversais la grand-place du Ghetto déserte, à Venise tout fermait tôt, règlement antibruit de la ville fantôme — les cités mourantes commencent par réglementer leur agonie en avançant de plus en plus l’heure de fermeture des établissements de perdition, jusqu’à les convertir tous en salons de thé avec dispense spéciale pour ouvrir jusqu’à minuit, le rêve des maires dignement élus par des rombières en fourrure déjà couchées à l’heure de l’apéritif, débarrasser la ville la plus silencieuse du monde des derniers sons de la vie : les touristes se couchent tôt, les touristes en ont plein les pattes et rentrent vite à l’hôtel pour jeter leurs dernières forces dans le déduit, avant de s’endormir du sommeil du juste, bercés par le clapot mou du Grand Canal sur les pilotis et les pontons, car il ne sera pas dit qu’ils n’auront point forniqué dans la capitale de la gondole et du romantisme, ils oublient que le romantisme était une maladie de la mort, un genre de peste noire du sentiment et de la folie, ils oublient qu’it’s so romantic signifie en réalité c’est terriblement morbide, Marianne le ressentait, elle, même si elle n’était pas poitrinaire comme la Dame aux camélias, mais soumise aux assauts d’un ex-guerrier plus ou moins violent, plus ou moins ivrogne, qui rassemblait en gros tous les clichés du machisme absolu, et encore aujourd’hui dans ce train aux trois quarts vide j’ai la sensation d’un échec d’une violence impardonnable comme avec Stéphanie près de dix ans plus tard — ferme les yeux Francis j’écrase une larme de rage impossible d’oublier impossible même dans le sommeil peut-être Burroughs à Tanger était-il dans un état semblable, hors de lui, combattant la bête noire du souvenir et de la honte le hibou aux pattes d’araignée collé dans un coin de la mémoire, comme Marianne Stéphanie la brune aux longs cheveux l’experte de la géopolitique de la Zone est accrochée à mon plafond personnel comme un insecte, trop de choses il y a trop de choses tout est trop lourd même un train n’arrivera pas à amener ces souvenirs à Rome tant ils pèsent, ils pèsent plus que tous les bourreaux et les victimes dans la mallette au-dessus de mon siège, cette collection de fantômes commencée avec Harmen Gerbens le vieillard cairote, Harmen Gerbens à la triste moustache emprisonné à Qanâter au Caire, étrange destin, échapper à la police néerlandaise pour finir emprisonné en Egypte, il faudrait être saint Christophe pour porter tout cela, les quarante-trois clichés de Gerbens et ses feuilles de commentaires dans son journal, Gerbens le violeur documentariste grand metteur en scène de pornographie concentrationnaire, au début je ne savais pas pourquoi je récupérais ces informations ces noms et ces photos à droite et à gauche, dans les fichiers immenses du Service, d’abord, puis de plus en plus loin, pour quelle raison fait-on les choses pas par désir de savoir, pas par besoin de comprendre, pour conquérir une place dans le monde qui se défait, Burroughs à Tanger se battait contre sa propre violence à coups d’opiacés d’alcool et de kif, comme Malcolm Lowry à coups de gnôle, Tanger ville de la dérive de la grande illusion et de la contrebande, perdue seule sur l’épaisse lèvre inférieure de la Zone, William Burroughs est américain, les rives du Mississippi lui manquent-elles, les avenues bien rangées de New York, les palmiers de Palm Beach, il est ailleurs, cette nuit d’octobre 1955, il ne dort pas, il n’écrit pas il ne lit pas il est assis sur une chaise en bois les yeux plongés dans l’obscurité, dehors ou dedans, il fume un joint de pâte de marijuana, la fenêtre est ouverte il fait encore bon malgré l’automne, William a quarante et un ans, l’âge d’homme, derrière lui au-delà du mur mal blanchi il entend gémir, quelqu’un gémit, deux secondes, trois, s’arrête et recommence, un rythme assez lent, tranquille, un homme gémit bouche fermée Burroughs souffle sa fumée, l’ouïe si tendue qu’il a l’impression d’être une chauve-souris voletant dans la pièce voisine, ses oreilles si grandes ouvertes qu’il entend grincer les dents serrées du type gémissant, Burroughs sent très précisément se contracter le bas de son scrotum, plus il écoute et plus son sexe se gonfle, quel bonheur, il déboucle son pantalon pour laisser s’épanouir l’engin, à l’air libre dans les volutes grises, il souffle sur son pénis, il regarde l’œil unique du membre happer la marijuana, la lèvre minuscule de cette bouche de carpe s’ouvrir pour fumer à son tour et devenir de plus en plus grande, il observe sa verge durcir au rythme des geignements de l’homme dans la pièce d’à côté, curieux, intéressé puis fasciné par les veines bleues qui parcourent sa propre chair, William pose le joint un instant pour attraper le sac en plastique sur la table, il est dans le noir, il peut se concentrer sur les gémissements qui se poursuivent, plus rapides, plus puissants, dans la chambre voisine, au-delà du bruit du plastique qui se colle à sa bouche, à ses narines, il a du mal à respirer, plus il inspire et moins il parvient d’air à ses poumons, la tête entièrement recouverte par le sac, sa main se contracte sur la chair brûlante entre ses jambes, il commence à geindre à son tour et plus il gémit plus l’air lui manque plus l’air lui manque plus il secoue son organe démesuré ses oreilles bruissent il a très chaud il voit rouge des corps doux et forts se pressent contre lui Burroughs est tout en lui-même et hors de lui la chauve-souris s’est changée en scarabée volant il se secoue de plus en plus fort souffle violemment sa salive glisse contre le sac il est avec Joan l’androgyne il est avec Joan l’androgyne morte c’est elle qui le prend elle lui enfonce deux doigts dans la gorge et deux autres dans l’anus il a mal sa glotte se contracte il est asphyxié il écrase sa bite comme un poisson elle gicle elle se vide il explose, Burroughs explose près de l’évanouissement sa semence s’envole dans le soir la viscosité plane un instant comme l’orgasme il ne peut pas crier il ne peut pas crier il va crever ses tympans sonnent il bat des bras et des jambes il est noyé le sperme retombe sur ses cuisses au moment où il arrache le sac inspire inspire inspire il jouit une seconde fois en ouvrant les yeux la chambre déformée se balance autour de lui dans le silence sonore de Tanger, complètement avachi sur sa chaise Burroughs avale de l’air, avale de l’air, avale de l’air, loin, le cœur échappé, dans un bien-être total, mou, détendu, il observe en souriant une goutte grumeleuse un filament blanc pendre à son index, il le regarde longuement avant de se lécher le doigt d’un air curieux et de rallumer le joint, la fumée brûle ses muqueuses irritées, totalement détendu, le sac de l’épicerie maintenant par terre, Burroughs sent les fibres d’osier de la chaise lui meurtrir le cul, il a soif, il sèche le fond de sa bière d’un trait, est-ce qu’il lui vient un poème, est-ce qu’il lui vient un fragment d’