šljiva pour se réchauffer à quatre cents mètres de là les tchetniks étaient calfeutrés eux aussi dans leurs abris rien de bien neuf sur le front peu d’obus quelques explosions comme pour se tenir chaud — personne n’aime manipuler des mortiers dans le froid et la pluie les douilles glissent des mains gantées on patauge dans la boue le tube s’y enfonce toujours un peu et dérègle le tir, il vaut mieux rester entre quatre murs malgré les gouttières et les courants d’air, nous buvons puis ivres deux heures plus tard nous mourons de faim, pas envie de manger des boîtes, envie de fête, Andrija me prend par la main il me dit viens viens je sais où il y a un dîner magnifique et nous voilà partis sous la pluie crapahuter entre les mines au milieu des champs dans le noir un fusil d’assaut à la main, il m’entraîne vers l’extrémité ouest du secteur presque devant nos lignes — arrête ils vont nous prendre pour des Serbes, on va se faire flinguer, chut, répond-il, il me désigne une ferme en ruine de l’autre côté, côté tchetnik : là-bas il y a des cochons de beaux cochons qu’est-ce que tu veux qu’on fasse d’un cochon j’ai dit, ben le manger pauvre idiot une détonation retentit et la nuit s’illumine en sifflant, la nuit s’est illuminée bleu, on a plongé dans la boue — les nôtres nous avaient repérés, Dieu sait comment, et pensaient logiquement que nous étions serbes, des Serbes déséquilibrés qui venaient se promener sous la pluie au milieu des mines ennemies, ils allaient sans doute tirer un ou deux obus par sécurité, Andrija s’est mis à ramper droit vers les porcs, les tchetniks et le dîner, heureusement ce champ de mines était à nous jusqu’à la route, nous nous trouvions plus ou moins en terrain connu, la terre était détrempée elle collait au ventre un petit mortier de 40 millimètres a explosé quelque part derrière nous comment pouvait-il y avoir encore des cochons dans une ferme bombardée au bord de la route qui nous séparait de l’ennemi, je les ai entendus quand on a posé les mines répond Andrija, arrivés au bitume nous attendons quelques minutes, le silence est total, nous traversons, de l’autre côté à deux cents mètres environ se trouvent les postes serbes — on aperçoit quelques lumières diffuses entre les haies, on boit un coup de gnôle pour se réchauffer et gonflés à bloc par la šljiva sans se soucier des pièges explosifs que l’ennemi avait pu disposer là on s’est approchés de la ferme en ruine, on a écouté longuement et effectivement on entendait renâcler et gronder des bêtes qui avaient senti notre présence, et maintenant quoi, comment on va trouver un putain de cochon noir dans le noir ? Andrija s’est mis à rire, fou rire la main devant la bouche, sans pouvoir s’arrêter, il essayait de se contrôler et ses hoquets ressemblaient à un couinement porcin, ce qui le faisait rire de plus belle, on devait entendre ses hiiic hiiic animaux à des kilomètres dans le silence — arrête, tes bruits vont donner faim aux tchetniks, j’ai dit, et Andrija a manqué de faire dans son froc de rire, nous étions là dans le noir soûls comme des cochons précisément en plein no man’s land allongés dans la boue sous la pluie devant une ferme bombardée les Serbes à deux cents mètres tout au plus, si ivres que nous n’avons même pas entendu le départ de l’obus croate qui est tombé à vingt mètres à peine, l’explosion brutale et sèche nous a mouchetés de terre, le rire d’Andrija s’est tu d’un coup, allez viens, il m’a dit, on va chercher cette putain de bestiole et on rentre, les Serbes ont commencé à répliquer, on percevait les départs des mortiers juste devant nous, des 80, on allait finir bloqués là entre deux feux sans dîner, il devait être près de minuit on a fait le tour de la baraque avec précaution et dans l’éclair d’une déflagration proche nous avons découvert une truie énorme coincée dans un corral improvisé, affolée par les obus elle tournait en rond comme une oie Andrija s’est remis à rire, à rire tant et plus, comment va-t-on porter ce mastodonte il va falloir le découper sur place, il s’est approché de la bête a tiré sa baïonnette la truie a essayé de le mordre et s’est mise à couiner quand le couteau a entaillé sa graisse, le fou rire m’a pris aussi, malgré le bombardement, malgré les tchetniks qui devaient penser à la préparation d’un assaut j’avais devant moi un soldat noir de boue trempé un poignard à la main en train de courir après un animal affolé dans le fracas des explosions, une mitrailleuse a commencé à tirer du côté serbe, Andrija en a profité pour lâcher une balle de kalachnikov dans la bestiole 7,62 trop petit calibre pour chasser le porc il aurait fallu la lui coller en pleine tête elle a continué à hurler de plus belle en boitant Andrija le fou sanguinaire a fini par lui sauter sur le râble le couteau entre les dents ainsi les bolcheviks dans les illustrations nazies, Andrija chevauchait son cochon comme un poney j’avais mal au ventre tellement je riais, il a fini par atteindre la carotide avec sa lame la truie s’est abattue dans une mare glougloutante de sang noir en grognant, autour de nous la bataille faisait rage, échange d’artillerie et de rafales de mitrailleuses — on a achevé la gourde de šljiva et la bête agonisante avant de se précipiter sur elle baïonnettes à la main pour se tailler chacun un jambon ce qui nous a pris au moins un quart d’heure d’efforts continus surtout pour sortir l’os de son logement, entre-temps le duel d’artillerie s’était achevé par un match nul, il ne nous restait plus qu’à rentrer et ramper sur une bonne moitié du chemin en traînant les pattes de l’animal qui devaient bien peser près de quinze kilos chacune — nous sommes arrivés trempés fourbus puant la merde couverts de boue de lisier et de sang à tel point que les camarades ont cru que nous étions blessés à mort, finalement quand nous sommes tombés d’épuisement dans un sommeil sans rêves, à même le sol, Andrija serrait encore amoureusement une oreille de la truie comme un enfant son hochet — le lendemain il pleuvait à verse nous avons fait rôtir les deux cuisses au feu de bois mouillé et les dieux ont été si heureux de cet holocauste porcin qu’ils nous ont protégés des obus dont les Serbes, par l’odeur alléchés, nous arrosèrent toute la journée : le parfum dans le vent leur rappelait cruellement que nous avions délesté leur mascotte de ses deux pattes arrière, Andrija conserva tout au long de la guerre “l’oreille de tchetnik” desséchée et velue dans sa poche, à tel point que les recrues croyaient avec horreur qu’il possédait réellement une monstrueuse relique humaine arrachée à l’ennemi, Andrija tu me manques, deux ans nous avons vécu ensemble deux ans de la Slavonie à la Bosnie d’Osijek à Vitez en passant par Mostar l’herzégovine, Andrija très drôle et très brutal grand soldat très mauvais tireur ce n’était pas l’archer Apollon qui guidait tes traits, ton protecteur c’était Arès le furieux, tu avais la force l’audace et le courage : Apollon protégeait les Serbes et les Bosniaques, Athéna aux yeux pers veillait sur nous comme elle pouvait — dans ce grand combat entre l’Est et l’Ouest la déesse apparut à Šibenik, à Medjugorje, Vierge de la limite de l’Occident catholique, tout comme Ghassan me racontait à Venise que la statue de la Vierge de Harissa, perchée sur sa montagne à six cents mètres au- dessus de la mer, s’était tournée vers Beyrouth bombardée, signe de pitié ou d’encouragement pour les combattants, elle aussi à la limite du monde occidental, ainsi la Vierge de Medjugorje avait pitié de ses enfants aux prises avec les musulmans et inscrivait des messages de paix dans le ciel d’Herzégovine : pas d’apparition à ma fenêtre où le noir s’installe, les couchers de soleil d’été sur la mer près de Troie étaient bien plus beaux — Apollon l’archer d’Orient guida aussi les artilleurs turcs auprès des Dardanelles bien gardées, au bord du Scamandre, face au cap Helles où se trouve le monument aux soldats sans tombe de la bataille de Gallipoli, blanc comme un phare, on peut y lire plus de deux mille noms britanniques pour autant de corps dont les restes sont éparpillés dans la péninsule avec les os poussiéreux des mille deux cents Français inidentifiables des années 1915–1916, avant que le Corps expéditionnaire d’Orient ne renonce pour tenter sa chance vers Thessalonique et appuyer les Serbes face aux Bulgares, laissant les Détroits inviolés après dix mois de bataille et cent cinquante mille cadavres français, algériens, sénégalais, anglais, australiens, néo-zélandais, sikhs, hindous, turcs, albanais, arabes ou allemands, comme autant de Béotiens, Mycéniens, braves Arcadiens ou Céphalléniens magnanimes contre les Dardaniens, les Thraces, les Pélasges aux furieux javelots ou les Lyciens venus de loin, guidés par la lance de l’irréprochable Sarpédon, mais les Alliés n’eurent pas la patience d’attendre dix ans, la bataille des Dardanelles ou de Gallipoli fut sauvage et rapide, elle débuta par une tentative navale de forcer les Détroits le 18 mars 1915 à dix heures trente du matin : des navires britanniques et français entreprirent d’avancer sur trois lignes et de bombarder les fortins ottomans à bâbord et à tribord, à l’aveuglette, pour tenter de mettre hors de combat leurs batteries mobiles, les gigantesques projectiles de marine — 305 millimètres, deux cents kilos de charge — étaient si puissants que les maisons des villages voisins s’effondraient par les seules vibrations, Héphaïstos lui-même soufflait sur sa forge, la terre tremblait et Seyit Çabuk Havranli l’artilleur turc regardait, depuis la hauteur du fort de Rumeli Mecidiye, les lourds bâtiments s’immobiliser à chaque salve sur la mer impénétrable, il a vu le cuirassé