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Interzone, est-ce qu’il lui vient autre chose que le sommeil, la chaleur le réveillera la chaleur le grand jour les bras pliés sur la table effondré souillé le haschisch éteint encore dans la main vaincu par le plaisir et la mort dans les reflets bleutés de la baie de Tanger gardienne de la Méditerranée — le lendemain matin William Burroughs est encore tout tremblant, courbaturé, il se passe sous l’eau dans la salle de bains commune et descend se perdre dans l’animation, où va-t-il prendre un café, je l’imagine bien au bar Baba, je ne sais pas s’il existait déjà à l’époque, le café Baba à Tanger a l’air d’avoir toujours été là, depuis les Phéniciens commerçants sans scrupules ancêtres de Ghassan et de Rafaël Kahla l’écrivain, des tables des chaises de vieilles affiches au mur des serveurs affables les légendes de Tanger s’y sont toutes attablées, Burroughs j’imagine aussi, Bowles l’homme bleu, Jean Genet, Tennessee Williams, Mohamed Choukri le crève-la-faim, au café Baba aujourd’hui il y a un poster du Barça le FC Barcelone club que les Marocains adorent j’ignore pour quelle raison ils se sentent solidaires de cette équipe catalane qui n’a pas la moitié des titres de sa rivale madrilène, peut-être les couleurs de son maillot bleu et rouge leur rappellent-elles instinctivement quelque épisode glorieux, Jean Genet aimait-il le football je n’en sais rien, il aimait très certainement voir ces beaux sportifs courir en petite tenue sur une herbe bien verte, Genet parvient à Barcelone trente ans avant de venir à Tanger la trouble, Barcelone est une ville noire un port qui sent la friture et les malandrins, où il y a du sang coagulé sur les couteaux de poche au manche usé, dans les ruelles coincées entre le port et l’avenue Parallel Genet tombe amoureux d’un Serbe puant la gomina et la crasse, Genet bande pour le crime, Genet bande pour le crime comme d’autres pour l’armée, Genet bande pour un Serbe déserteur de la Légion étrangère, un Serbe manchot, voleur et maquereau, qui l’humilie et qu’il humilie, un Serbe qui a servi pendant la Première Guerre mondiale, qui a réchappé à la défaite, à la débâcle et perdu sur les routes s’est enrôlé chez Millán Astray le fiancé de la Mort, pour finir lui aussi mutilé comme le général amoureux de la décapitation, puis mendiant voleur trafiquant d’opium et amant de Jean Genet l’illuminé sodomite, Stéphanie à Barcelone cherchait vainement des traces de cette époque glorieuse où l’écrivain s’accouplait avec des marins pour quelques pesètes, sans penser que c’était impossible, bien sûr, que sa propre condition de touriste était la preuve même de la disparition de la ville qu’avait entrevue Genet juste avant la guerre civile, l’argent et les visiteurs étrangers supposaient la fin des quartiers borgnes, et il me paraissait très lâche de rechercher aujourd’hui avec nostalgie les traces de l’humiliation des pauvres des putains des voleurs tout en descendant dans un hôtel de demi-luxe pour classes moyennes européennes, alors qu’elle ne supportait pas la version contemporaine de cette plèbe d’avant-guerre, les Maghrébins toute la journée le dos contre un mur attendaient quelque chose qui n’allait pas se produire, les grosses putes noires s’engueulaient avec les putes mineures décharnées en provenance de l’Est, tous parqués, contraints par des flics aux matraques rapides à quelques rues minuscules, à un carrefour où ils revenaient sans cesse entre deux arrestations musclées, priés de ne pas s’égailler dans des endroits plus passants, sommés de se faire discrets ou de disparaître comme par magie, expulsés le plus souvent sans ménagement, Barcelone cherchait à éradiquer la prostitution dans la rue pour la réserver aux bordels clinquants et modernes où il y avait une douche dans chaque chambre et un certificat d’hygiène — Stéphanie la curieuse jouait à se faire peur en me proposant de l’emmener dans un claque agréable, où nous aurions pu coucher avec une jolie femme bien propre, l’idée l’excitait beaucoup, je me souviens à l’hôtel un soir qu’elle avait un peu bu elle me susurrait ses fantasmes à l’oreille, bien sûr je lui donnais la réplique, je lui expliquais les mœurs des maisons closes en sentant son désir monter, je savais évidemment que Stéphanie était une fille bien, limitée par sa classe sociale et son éducation et que jamais elle n’irait dans un endroit pareil, mais qu’à cela ne tienne nous étions en vacances loin du boulevard Mortier de la conspiration internationale des dossiers et de toute chose sérieuse, à part la Zone, je n’en sortais pas, la maison de Francesc Boix le photographe de Mauthausen le camp de la Bota l’immeuble de la police vía Laietana où les franquistes torturaient tout ce qui leur tombait sous la main la prison modèle rue Entença qu’avait dirigée le père de Millán Astray je devais penser à tout cela en couchant avec Stéphanie, Stéphanie proustienne le matin célinienne le soir, j’ai soif tout d’un coup, je pourrais retourner au bar boire quelque chose peut-être juste un verre d’eau à bulles pour me ravaler l’intérieur de la bouche asséché par le gin et le tabac, dehors il fait noir malgré la lune, des collines ondulent à très grande vitesse, cette voie rapide ne croise plus aucune ville, il n’y a plus que la campagne entre nous et Rome, j’observe les formes de la flûtiste endormie sur l’épaule de son compagnon, on distingue ses dessous sous son pull, Stéphanie aimait beaucoup les jerseys en cachemire gris à col en V, elle les mettait à même la peau sur un soutien-gorge noir, les femmes laissaient Genet indifférent, je crois, pas Burroughs, il a eu un enfant avec Joan avant de l’abattre par jeu — de tous les héros de Tanger, Paul Bowles Jean Genet ou Tennessee Williams Burroughs est sans doute le seul à fréquenter aussi les dames, ce matin d’octobre 1955 après sa première expérience d’hypoxyphilie l’étouffement délicieux William Burroughs prend un café tranquillement au Baba ou au Tangis, Tanger vit sa dernière année d’indépendance sous l’égide de la communauté internationale, comme on dit, en 1956 le sultan du Maroc son manteau à capuche et son petit âne sont entrés dans la ville, il ne restait plus aux Espagnols que Ceuta et Melilla, et aux Français que les yeux pour pleurer, bien que le Maroc ne fasse pas exactement partie de ma Zone je m’y suis tout de même rendu en mission une fois, question de coopération internationale antiterroriste évidemment, les Marocains étaient très avancés en la matière ils avaient déjà commencé à enfouir dans le désert les islamistes les gauchistes et les démocrates et ce dès les années 1960, dans des prisons bien sèches et en plein air, à Kenitra, à Tazmamart puis à Outita, très récent bagne qui n’a rien à envier à ses aînés les plus fameux : les méthodes marocaines étaient simples à défaut d’être efficaces, il s’agissait d’emprisonner le plus grand nombre possible de pauvres types, de chômeurs, de traîne-savates divers et variés, religieux ou non, pour avoir fréquenté la même rue, la même école ou le même quartier qu’un opposant, ce qui n’augmentait pas la popularité du pouvoir en place mais remplissait dignement les taules du royaume — les services marocains avaient toujours une dent contre nous, ou plutôt nos relations avaient dans le pied l’épine de Ben Barka, et à chaque fois qu’un juge français sortait une commission rogatoire ou qu’un ancien flic faisait des révélations sur l’affaire ils se vexaient, nous mettaient des bâtons dans les roues, tout en comprenant vaguement que nous n’y pouvions pas grand-chose, après tout ils n’avaient qu’à ne pas l’enlever, leur Ben Barka, pour le dissoudre dans l’acide ou l’enterrer au fin fond du désert, c’était prendre un gros risque, la preuve on en parle encore, une fois de plus je profitai de ma mission pour voir un peu du pays, Casablanca et Tanger en train rapide, un train d’ailleurs tout à fait convenable, évidemment sans le design Pininfarina du TGV italien d’aujourd’hui, à Tanger j’avais cherché la pension-bordel où logeait Burroughs le télépathe visionnaire et j’avais essayé de lire