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Francis, Francis, vous n’avez pas avancé sur l’histoire K., et Francis soufflait, Francis passait des heures à recouper des notes informes venues de postes incongrus pour avancer sur K., en rêvant de Croatie, de Bosnie, d’action et de bruits d’obus, Francis pensait à ses camarades morts, au cul de Stéphanie, à des milliers de fessiers balançant dans des culottes provocantes, toutes cachées par les pantalons de flanelle grise qui sont le pain quotidien des fonctionnaires, mais notre spécialité, l’information, nous mettait à même de déchiffrer, d’apercevoir le string de telle ou telle et de nourrir notre désir, jour après jour, pour ces dessous administratifs et secrets — à Tanger il n’était pas question de dessous, bien au contraire, j’étais stupéfié par l’absence de femmes, remplacées par des Africains, des Sahariens, des Subsahariens, tous espérant un prompt passage vers l’Europe et ses gloires, la ville semblait emplie d’hommes traqués, en attente, les yeux baissés, toute la Casbah hébergeait des clandestins craintifs et des passeurs obèses, un pays dans l’attente, Tanger ville escale où le trafic humain remplaçait la contrebande de drogue d’armes et d’influences, tous ces pauvres types dans les limbes devaient survivre en attendant leur passage en Espagne, la pension Fuentes ressemblait à des dizaines d’autres, le personnel plutôt agréable appréciait le touriste occidental, moi j’étais tenté de m’embarquer pour Algésiras avec un chargement de clandestins, de devenir moi-même clandestin, de disparaître, d’oublier Francis l’ex-guerrier espion de bas étage Stéphanie la grande stratège Lebihan le cycliste et tout le toutim, j’aurais dû, j’aurais dû, si j’y pense bien j’ai été sur le point de changer de vie trois fois, une à Venise dans l’eau noire d’un canal, une à Tanger dans un hôtel de bas étage, une autre aujourd’hui, consommée, ça y est, je m’appelle Yvan Deroy le fou, à chaque fois un ange est apparu, à chaque fois il y a eu une intervention divine un miracle comme disent certains pour me remettre sur les rails qui me guident maintenant vers Rome, à Tanger j’errais dans les ruelles de la Médina ou au bord de la mer, entre Atlantique et Méditerranée, hanté par Burroughs la drogue et la mort, poursuivi par Stéphanie et notre relation chaque jour plus difficile, par la valise qui s’alourdissait et dont j’imaginais qu’elle pourrait me couler dans une barque au milieu du détroit de Gibraltar : à Tingis la phénicienne le saint s’est révélé être un vieux Rifain à l’épaisse chevelure grise et frisée, à la moustache presque blanche, qui buvait des bières dans un café bondé et bruyant, alors que je tuais le temps en feuilletant Le Festin nu sans y comprendre goutte à la table d’à côté, c’est lui qui m’adressa la parole, il me demanda vous êtes français ? et après que j’eus acquiescé distraitement il enchaîna je n’aime pas les Français, avec un grand sourire, je l’ai trouvé immédiatement sympathique, j’ai dit moi non plus, moi non plus je n’aime pas spécialement les Français, ni personne d’ailleurs a priori, le vieux s’appelait Mohamed Choukri il était écrivain, connu comme le loup blanc à Tanger qu’il arpentait de haut en bas depuis quarante ans, il savait toutes les tavernes toutes les putains au ventre purulent tous les étrangers attirés par l’exotisme la délicatesse troublante de ces contrées morbides il avait fréquenté Bowles et Genet il faisait un peu pitié avec sa besace en plastique de clochard dans laquelle il trimballait ses œuvres complètes pour les vendre aux touristes, conscient d’être une légende vivante, un morceau de la ville, comme elle rongée par le Crabe, Choukri me disait j’ai trois cancers distincts et indépendants, croyez-le ou non, on aurait pu les nommer comme les clous qui crucifièrent le Christ, pauvreté, violence et corruption, il avait les trois cancers de Tanger le vieux Mohamed au prénom de Prophète, il était en train de mourir, je lui achetai ses romans Le Pain nu et Le Temps des erreurs, dont les titres me semblaient convenir à merveille, Choukri me demandait si j’étais venu pour le kif, pour les garçons ou pour la nostalgie et j’étais bien en peine de lui répondre, qu’est-ce que j’aurais pu dire, je suis venu parce que Burroughs a tué sa femme, ou un truc du genre, ça ne tenait pas debout, je suis venu parce que Burroughs a failli mourir asphyxié en se branlant avec un sac en plastique sur la tête, je suis venu parce que je cherche à me guérir de mon propre cancer, j’ai fini par murmurer je suis venu pour m’embarquer sur une patera à destination de l’Andalousie, il a souri, ah vous êtes journaliste, il y en a beaucoup qui font le voyage, c’est le dernier sujet à la mode, j’aurais voulu dire que non, je n’étais pas journaliste mais espion, Choukri le mourant m’a demandé de lui offrir une bière, j’en ai commandé deux, c’est pas grave, ton journal paie, il souriait en permanence avec une ironie mordante, toutes les cinq minutes quelqu’un venait lui serrer la main, lui qui avait bouffé le cœur de sa mère lors des famines des années 1940 dans le Rif, tellement il avait faim, qui s’était perdu dans la grande ville peu avant l’indépendance, qui avait poursuivi Jean Genet et recherché son amitié par intérêt, comme Genet l’aurait fait lui-même avec d’autres vingt ans plus tôt, Choukri à la jeunesse gâchée par la misère et la bêtise crasse de sa famille se rachetait, il devenait écrivain en suçant le talent de Genet, de Williams et de Bowles, qui ne demandaient pas mieux, Choukri se hissait vers la lumière en marchant sur ces vieillards célèbres pour lesquels il ne cachait pas vraiment son mépris, ou du moins ses réserves, saint Genet s’était fâché contre lui quand il avait appris la parution de Jean Genet à Tanger, et maintenant Mohamed Choukri l’homme du ressentiment rongé par le cancer buvait ses dernières bières en me racontant les émeutes de 1952, les autorités internationales réprimaient durement les manifestations en faveur de l’indépendance, Mohamed avait dix-sept ans, place du Grand-Souk l’armée mit en batterie une mitrailleuse et commença à tirer sur la foule, Choukri m’expliquait qu’il avait vu là son premier cadavre tué par balle, il avait croisé auparavant des morts de faim des malades des poignardés mais jamais personne tué par une arme à feu, de gros calibre qui plus est, et il avait été fortement impressionné par la puissance du projectile, la façon dont les hommes étaient abattus en plein vol disait-il, perforés morts avant même de toucher terre, laissant des corps apparemment sans violence, la face contre le sol, le sang qui se répandait doucement sur leurs vêtements s’opposait à la panique de la foule courant en tous sens au rythme de la mitrailleuse, j’ai pensé à Burroughs tirant une cartouche à bout portant dans la tête de sa femme, à Lowry étranglant Margerie, à Cervantès trois fois humilié, à Barcelone, à Lépante, à Alger, peut-être Choukri aussi devient-il écrivain à ce moment précis, quand son père bat sa mère soumise par habitude plus que par plaisir, quand il est contraint à voler pour manger et enfin lorsqu’il court se réfugier dans la Casbah pour échapper à la fusillade, humilié par les trois pouvoirs, familial, économique et politique, je regardais Mohamed le gris dans ce bouge de Tanger à côté de l’affiche jaunie par la fumée du club de foot barcelonais, Choukri avec son air de clochard céleste, prétentieux et humble à la fois, proche de la fin, peut-être déjà aveugle au monde qui l’entourait, tourné vers lui-même son histoire ses drames ses masques sans jamais sortir d’eux, il sera toujours l’enfant battu hâve et émacié du Rif, il sera toujours l’adolescent qui court pour échapper aux balles françaises et espagnoles, et je me dis que j’aurais beau prendre une barcasse à destination de l’Europe en clandestin je resterais moi-même, Francis fils de ses parents, fils de la Croate et du Français, de la pianiste et de l’ingénieur, comme on dit Achille fils de Pélée, Ajax fils de Télamon, Antiloque fils de Nestor, nous allons tous reposer au Leucé l’île Blanche à l’embouchure du Danube, tous les fils de, fils du destin des pères, qu’on les appelle Faim, Courage ou Douleur, nous ne deviendrons pas immortels comme Diomède fils de Tydée transformé en paon, nous allons tous claquer, dévisser notre billard et trouver une belle sépulture, Mohamed Choukri le traîne-misère avare et généreux est déjà dans la terre, Burroughs le tireur d’élite et Lowry l’ivrogne aussi, même le pape va passer la crosse à gauche incessamment, et moi ensuite, peut-être faudrait-il abandonner le combat et se laisser aller à la mort et à la défaite, s’admettre vaincu et reprendre les noirs vaisseaux et l’ironie comme Cervantés, mais vers où, c’est trop tard, j’aurais pu descendre à Florence maintenant c’est trop tard, plus d’arrêts avant la destination finale, il va falloir aller jusqu’au bout, il va falloir se laisser porter jusqu’à Rome et continuer la bataille, le combat contre les Troyens grands dompteurs de cavales, contre moi-même mes souvenirs et mes morts qui m’observent en grimaçant