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XVI

un tunnel me compresse les tympans, je vais retourner à la cafétéria roulante, tiens, c’est ce qu’il y a de mieux à faire, j’abandonne le livre de Rafaël Kahla sur ma tablette et me dirige vers Antonio le barman, le roulis me fait chanceler au milieu de la voiture je manque de m’affaler sur une nonne offusquée, elle a dû monter à Florence je ne l’avais pas remarquée auparavant, il faut toujours une nonne dans un train italien, une nonne des scouts des musiciens bohèmes un lecteur de Pronto un espion une jolie blonde et un immigrant clandestin, voilà tout le personnel requis pour une pièce de théâtre ou un film de genre, voire une toile du Caravage, au bar il y a plus de monde maintenant, les voyageurs commencent à avoir faim et soif, il ne doit pas être loin de huit heures : Antonio me reconnaît, il me dit ironiquement un gin ? non, pas un gin, une bière, les bulles me feront du bien, l’Esprit saint de la fermentation, les grandes baies vitrées du wagon-restaurant sont baignées de lune, entre Arezzo et Montepulciano, partout des collines et des vignes, la bière est fraîche, l’étiquette est belle, bleu et blanc, avec pour illustration un grand voilier au nom sympathique de Sans Souci, voilà un heureux présage — à Thessalonique la byzantine il y avait un bateau semblable amarré à l’extérieur du port, du côté de la place Aristote, un magnifique trois-mâts à la coque rayée noir et blanc, élégant, bas sur l’eau, ce n’était pas le Sans Souci mais l’Amerigo Vespucci bateau-école de la marine italienne, en 1997 Salonique était la capitale culturelle de l’Europe, il fallait fêter dignement cet événement exceptionnel, j’y passai par hasard de retour de mes premières vacances grecques de nouvel espion, adieu les égorgeurs algériens, place au soleil à l’ouzo et aux brochettes, j’avais emporté Cités à la dérive de Tsirkas, qui parlaient de tout sauf de Grèce, plutôt de Jérusalem d’Alexandrie du Caire j’avais acquis ce roman en bon touriste pour lire la littérature autochtone, comme aurait fait Marianne qui dévorait Yasar Kemal près des rivages de Troie la bien gardée, j’en fus pour mes frais, les îles grecques étaient décevantes, qu’est-ce que j’y cherchais, je n’en sais rien, le Dodécanèse n’était qu’un embouteillage de voitures embarquant dans des ferries rouillés, des îles balayées par le vent, pelées, la mer était tourmentée et terriblement bleue, les grappes de vacanciers venus de l’Europe entière y tournaient en rond de crique en crique de plage en plage de taverne en taverne, et bien sûr la solitude n’y était qu’une pure illusion, vu la taille du réduit et le nombre de Français qui fréquentent ces parages — à Patmos, au pied de la grotte de saint Jean l’évangéliste, toutes les maisons traditionnelles étaient si souvent repeintes que le blanc n’avait pas le temps de sécher, les pèlerins et les dévots s’ajoutaient aux touristes venus pour la plongée sous-marine et la planche à voile, dans une île d’une beauté troublante, montagneuse, rocheuse, sèche, parfaite si elle avait été déserte, ce qui n’était pas le cas, loin s’en faut, on se marchait dessus, de jour les paquebots déversaient les promeneurs comme une cargaison de blé, des milliers de grains ronds envahissaient les petites rues en direction du monastère Saint-Jean, dans un grand ronflement, un roulement de voix sourdes et de flashs crépitant malgré l’aveuglante lumière d’été, une heure ou deux, grand maximum, puis la marée refluait vers l’embarcation aussitôt suivie par un autre chargement, et ainsi de suite de neuf heures du matin à sept heures du soir, impossible d’imaginer qu’il y avait autant de bateaux de croisière en mer Egée, un nombre incalculable, et seulement quand venait l’obscurité, quand les étoiles remplaçaient les hommes et parsemaient la mer d’éclairs tout aussi innombrables pouvait-on, par un effort d’imagination, dans le bruit du clapot contre les rocailles, dans l’ombre de la montagne noire, imaginer la présence hallucinée du saint chantre de l’Apocalypse et de la fin du monde, l’Aigle de Patmos déporté par les Romains sur ce caillou inhospitalier, en provenance d’Ephèse la dorée, je l’imagine la nuit, hanté par le froid et les visions de la fin des temps, les yeux grands ouverts sur le néant de la plaine marine, certain que cette caverne sera sa dernière demeure, peuplée de cris de bêtes de hennissements de chevaux de soupirs d’agonisants de têtes sans corps de malades aux abcès terrifiants d’anges abattus de démons fornicateurs, dans les pâles rayons du royaume des cieux que la lune amicale projette sur la mer, Jean l’évangéliste survivra à l’épreuve de l’île, un César magnanime le renverra à Ephèse, il mourra de sa belle mort, après avoir lui-même creusé une fosse où s’étendre, au chœur circulaire de sa chapelle primitive — à Patmos dans mon auberge très rustique j’eus des cauchemars dans lesquels un inconnu me confiait des boîtes cylindriques façon carton à chapeau et me recommandait de les rapporter avec moi à Paris en contrebande, elles pesaient lourd, je finissais par en ouvrir une, elle contenait une tête humaine desséchée et boueuse aux yeux pendant hors de leurs orbites, la tête d’un des moines de Tibhirine et je m’éveillais en sursaut, impossible de me débarrasser des images de l’Algérie poisseuse, alors j’allais m’immerger dans l’eau glacée au bas des rochers, je restais jusqu’à l’aube enroulé dans ma serviette sur une roche plate, jusqu’à ce que l’aurore transforme en phosphore la demeure de Poséidon à la crinière d’azur, je remontais alors au village prendre un café et manger une brioche lourde dense fourrée d’olives ou un gâteau aux amandes en observant l’appontage des premiers envahisseurs de la journée, et puis je me suis lassé des cauchemars l’évangéliste n’avait pas de miracle pour moi, j’ai embarqué à mon tour dans un ferry à destination de Rhodes, île du colosse des chevaliers et des mosquées oubliées, qui fut ottomane depuis le début du XVIe siècle jusqu’en 1912, jusqu’à ce que les Italiens décidassent qu’ils voulaient des miettes de l’Empire mourant, ils avaient conquis un morceau de désert en Afrique du Nord et un chapelet de cailloux en Egée, dont Rhodes était la perle montagneuse aux pentes ardues, les paysages ressemblaient à ceux de Troie, des pinèdes s’élevant haut au-dessus de la mer, une vingtaine de villages s’égaillaient tout autour de l’île en forme de larme, dont le littoral était rongé par les hôtels et les complexes balnéaires — j’ai vite abandonné ma voiture pour me réfugier dans la vieille ville du chef-lieu, dans les ruelles derrière les épaisses murailles des chevaliers de Jérusalem, à l’ombre, à la Juderia, l’ancien quartier juif, dans une bâtisse médiévale appelée hôtel Cava-d’Oro : la Juderia sentait l’absence, il ne restait plus qu’une poignée de juifs à Rhodes, à une dizaine de milles des côtes de Turquie, il ne restait rien d’une communauté de deux mille membres, les seuls croyants dans la synagogue de Kahal Shalom étaient des touristes israéliens, et dans la jolie cour intérieure de l’hôtel, au moment du petit-déjeuner, je les entendais parler hébreu alors que les juifs de Rhodes parlaient ladino, judéo-espagnol souvenir du royaume d’Espagne qui les avait expulsés, l’île avait été pour eux un refuge, quelques siècles, avant que la vindicte européenne ne les rattrape et les envoie habiter des nuages dans le ciel d’Auschwitz, de tous les juifs déportés mi-1944 seuls reviendront une centaine, ils s’établiront ailleurs, à Rome, en France, aux Etats-Unis, délaissant leur île natale touchée par l’absence et le néant, au Musée juif de Rhodes j’observai l’obstination nazie affréter trois vieilles barges rouillées pour transporter les