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Juden du Dodécanèse au camp de transit de Haydari près d’Athènes, puis leur faire traverser les Balkans en train, par Salonique Skopje Belgrade et Budapest, pour raccrocher les wagons aux interminables charrois qui envoyaient les juifs hongrois à la mort, les fonctionnaires teutons connaissaient leur office, malgré les bombardements alliés, les attaques des partisans, les mouvements des troupes qu’il fallait rapatrier de l’Est, les renforts et les munitions à acheminer vers le front ils trouvaient le moyen de mettre sur pied, alors que l’Armée rouge était déjà en Pologne, des convois allant d’Asie Mineure en Galicie, pour envoyer à la mort quelques milliers de juifs d’autant plus dociles qu’ils ignoraient tout de l’antisémitisme, des ghettos et de l’extermination en cours, loin, très loin, sur une île aux remparts si imposants qu’elle semble imprenable, protégés, croyaient-ils, par le souvenir des hospitaliers de Jérusalem et de Soliman le Magnifique, Rhodes ressemblait plus au Moyen-Orient ou à Chypre que Patmos, il y avait des mosquées, des fontaines, des églises latines datant des croisades, et l’imposant palais du Grand Maître qui rappelait vaguement les citadelles croisées de Syrie et de Palestine — autant de choses mortes me plongeaient irrémédiablement dans la nostalgie, mes cauchemars avaient cessé, remplacés par l’insomnie, que je soignais à grandes lampées d’ouzo pur jusqu’à m’abîmer dans une noirceur sans rêves, au prix de ronflements assourdissants qui me valurent les remontrances peu amènes de mes voisins israéliens, malgré les murs médiévaux qui nous séparaient, les juifs de Rhodes que je sache sont les plus éloignés sur la toile de l’araignée Auschwitz, les seuls avec ceux de Corfou à commencer leur dernier voyage en bateau, la solitude si agréable au départ me pesait, la Juderia de Rhodes puait l’absence la déportation et l’huile solaire j’ai remis la voiture sur un ferry à destination du Pirée, je me disais que les vacances étaient une chose bien ennuyeuse, et même si les chevaliers de Jérusalem m’étaient plutôt sympathiques, futurs maîtres de Malte l’arabe et employeurs du Caravage, j’avais envie de retrouver une grande ville, une capitale, un mouvement et pas seulement des touristes oisifs comme moi qui tournaient au milieu des spectres de croisés et de juifs morts : le bar du train est rempli d’Américains, ils vont à Rome, un groupe de touristes, une bande d’amis, âgés de soixante ans plus ou moins, femmes blondes, hommes grands, dents refaites, des gens bien, la bière Sans Souci à la main je les écoute commenter leur hôtel de Florence, il n’était pas mal, d’après ce qu’ils disent, for European standards, j’ignore si cette remarque se veut positive ou négative, selon des critères européens, peut-être nous retrouverons-nous au Plazza, le plus américain, le plus décadent des palaces de Rome, pourquoi Yvan Deroy n’a-t-il pas plutôt choisi l’hôtel de la Minerve devant l’éléphant du Bernin, l’éléphant à la longue trompe, ou le Grand Hôtel de la piazza Repubblica, celui d’Alphonse XIII d’Espagne le collectionneur de pantoufles, si proche de la gare, ou un autre des cent mille palaces de Rome, chacun hanté par ses visiteurs illustres ses cadavres ses fantômes, Yvan Deroy sera un fantôme parmi d’autres, la dernière bière de Francis Servain l’agent secret, la dernière bière de Francis Servain rejeton d’Hadès, il fallait qu’elle s’appelle Sans Souci et soit un navire — après deux jours à suer à Athènes dans une ville poussiéreuse et déserte, après m’être recueilli dans le temple de Zeus, après avoir révéré la déesse aux yeux verts et sa beauté sans pareille j’avais tant sué j’étais tellement couvert de poussière que je rêvais de Grand Nord et de froid glacial, je repensais à Lebihan et à son mépris de tout ce qui pouvait se trouver au sud de Clermont-Ferrand, il avait bien raison le bougre, Athènes était éventrée, on y construisait une ligne de métro les dieux n’étaient pas très contents qu’on fore ainsi leur cave et se vengeaient en envoyant dans l’abîme des kiosques à journaux des parkings souterrains et des étrangers distraits, Héphaïstos le boiteux et Poséidon l’ébranleur du sol donnaient bien du fil à retordre aux ingénieurs pressés, sans compter les archéologues chichiteux de la direction des Antiquités qui souhaitaient analyser chaque caillou sorti des excavatrices, ce qui faisait dire aux Athéniens que leur métro ne serait pas prêt avant la fin des temps, les Hellènes étaient un peuple fier mais point dépourvu d’ironie, en août bien évidemment ils étaient tous en vacances, et autour de la place Omonia ne tournaient que de sombres Albanais et des voyageurs fauchés, dans la poussière et le bruit d’apocalypse des marteaux-piqueurs, sous le regard maternel de la déesse au haut de son Acropole, je pensais à Albert Speer l’architecte du Führer inventeur de la théorie des décombres, concepteur de bâtiments prévus pour devenir de belles ruines mille ans plus tard, des ruines comme en possédaient les Grecs et les Romains et dont l’Allemagne était tristement dépourvue, Adolf le têtu ne reculait devant rien pour le bien de son peuple, aussi Speer dessina-t-il des temples doriques aux proportions inouïes qui une fois rongés par le temps auraient constitué un magnifique Forum, un sublime Parthénon au milieu de Nuremberg et de Berlin, Speer était un étrange architecte, le penseur des vestiges du futur, grand bâtisseur d’usines d’armement — au procès de Nuremberg Francesc Boix le reconnaît formellement, il le désigne du doigt, il l’a vu sur les photographies lors de sa visite à Mauthausen, en compagnie de Kaltenbrunner, chef de la sécurité du Reich, dans les escaliers de la carrière de la mort, que pense Speer l’artiste à ce moment-là, sur le banc des accusés, montré du doigt par un photographe communiste espagnol, lui qui niait avoir jamais rien su, jamais rien vu, rien entendu, l’ami du Führer assis au milieu des gravats, où les bombes américaines avaient accéléré le travail du temps : à Athènes des esclaves construisirent l’Acropole, des esclaves construiraient les monuments du Reich, beaucoup mourraient, certes, mais beaucoup avaient crevé en édifiant les pyramides et personne aujourd’hui ne songeait à les démolir, ni à maudire leur architecte, voilà ce que devait penser Speer le petit gros sur son banc entre un SS et un officier de la Wehrmacht, il sortit de la prison de Spandau en 1966 et je l’imagine quelques mois plus tard, à l’âge de soixante et un ans, parcourir la Grèce en compagnie de son fils Albert junior, qui planifie à ce moment-là l’urbanisation de la région de Tripoli en Libye, et qui construira jusqu’en Iran et en Arabie Saoudite, Albert Speer senior se souvient-il de l’escalier de Mauthausen en montant les marches de l’Acropole, et du jeune Espagnol qui le montrait du doigt à Nuremberg, c’est bien improbable — en 1947 Boix passe lui aussi en Grèce, au début de la guerre civile, en reportage pour