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XVII

enfermé dans ce wagon les oreilles bouchées par les tunnels et l’étrange compression de l’air qu’ils provoquent, la ligne direttissima Florence-Rome n’est qu’une longue galerie parsemée de passages à ciel ouvert, on oublie que l’air est une matière sauf quand il manque ou se durcit contre les tympans, on a beau s’y habituer les explosions vous secouent toujours comme un vieil arbre, on tremble, on contracte malgré soi les bras le long du corps le menton claque à s’en mordre la langue les doigts vibrent et deviennent des diapasons de chair on se courbe en entendant siffler les éclats, puis l’air revient avec le silence, le silence qui est plus terrifiant encore car on se demande toujours quand va arriver l’obus suivant, où il va tomber, s’il va toucher son but et vous éparpiller dans l’azur comme la motte de terre et les feuilles qu’on vient de voir s’envoler lors de l’impact précédent, on attend, et la déflagration vous surprend encore, le même éclair jaune vif, le même rétrécissement de l’atmosphère, le fracas indescriptible strié de vrombissements métalliques, celui-là n’est pas tombé loin, il fallait être soûl ou drogué ou les deux pour résister longtemps à cette tension, à cette impuissance qui donnait la sensation d’être un brin d’herbe ou une taupe sous les coups de pioche d’un jardinier divin : le seul qui ne semblait pas affecté était Andrija, on ne le voyait pas trembler, il ne se pliait en deux que lorsque c’était strictement nécessaire, restait d’un calme parfait sous l’orage, attendant l’accalmie pour passer à l’assaut, le casque relevé haut sur le front avec un air de défi, on aurait pu croire qu’il se savait protégé par Zeus maître des éclairs, immunisé à l’égide tonnante, Andi le brave n’était pas un fanfaron, son courage était lié à une parfaite innocence, pour lui les obus n’étaient que du bruit et des morceaux de métal, un peu plus qu’un pétard d’exercice, c’est tout, il n’envisageait pas l’effet que ces explosifs pouvaient avoir sur son corps, pas même inconsciemment, et pourtant il en avait vu, des types percés de shrapnels fumants, amputés éventrés ou juste éraflés, mais il avait une telle foi en son destin que rien ne pouvait l’atteindre, et rien ne l’atteignait — le bombardement terminé il préparait sagement son arme, ses munitions, prêt à affronter les chars, prêt à défendre notre casemate ou notre fossé comme un lion, alors que pour Vlaho, le sergent Mile ou moi la fin du bombardement signifiait le début d’une autre peur, différente, mais au moins aussi intense : celle de l’assaut, de l’assaut que l’on contient ou celui qu’on lance, et dans notre position, sans hommes ni matériel, il était difficile de décider ce qui était le plus effrayant, si c’était attendre les tanks ou aller à leur rencontre, nous lancions une contre-offensive pour libérer Vukovar il allait falloir nous battre comme des lions pour reprendre d’abord le village de Marinci sur la route de Vinkovci, ma première bataille d’envergure, et il en était de même pour Andrija — il compensait son inexpérience par un courage hors du commun et patientait bravement sous les obus alors que je croyais devenir fou, la bouche sèche, sourdingue, en pensant que bientôt il faudrait y aller, aller déloger l’armée yougoslave de ses positions et bondir sur leurs blindés par petits groupes armés de quelques RPG9, affronter leurs mitrailleuses leurs mortiers leurs fusils, nous étions prêts, les bottes bien lacées comme Intissar la vaillante, prêts à repousser les Serbes grands dompteurs de cavales jusqu’aux remparts de Belgrade, je tremblais sous les coups des canons, le 3e régiment d’artillerie yougoslave nous arrosait à raison d’un tir toutes les vingt ou trente secondes, l’aube pointait sur les champs extraordinairement plats face à nous, boue et maïs pourrissant sur pied, couchés, une plaine marronnasse dans la grisaille du ciel encore tiède en ce début d’automne, pas du tout le jour rêvé pour mourir, pas du tout, au loin droit devant de l’autre côté de la route la bataille avait déjà commencé et la JNA surprise reculait, nous devions avancer pour couper leur retraite et permettre à notre flanc de prendre Marinci avant de poursuivre sur Vukovar, je regardais l’écusson échiqueté cousu à la hâte sur l’épaule d’Andi pour me donner du courage, au moins nous savions pour quoi nous nous battions, pour un pays pour une ville encerclée pour la liberté et c’est très étrange de penser aujourd’hui que j’ai contribué à la libération d’un pays qui m’est de plus en plus indifférent, lointain, brumeux, et où je ne me rends presque jamais tiens voilà je pourrais m’établir sur la côte ou dans une île, louer une petite maison et attendre tranquillement la fin du monde, à Hvar ou à Trogir, mes morts viendraient me mordiller les pieds la nuit, j’y dormirais mal trop de fantômes dans ces parages, ce qu’il me faut c’est un endroit neuf sans souvenirs sans ruines sous les pieds, un ciel vierge traversé d’un aéroplane un fragment d’azur où tout reste en suspens, plus haut, plus haut que les trajectoires des projectiles qui explosaient autour de nous dans ce fossé dont on ne voulait jamais sortir, sauf Andrija qui piaffait d’impatience en bon cheval sauvage, les armes à la main, tout fourbi, tout paré, le diable lui-même allait s’élancer, le diable ou l’armée des anges, c’est selon, à l’ordre du sergent Mile le rustre nous étions partis, en avant, en avant, et le cerveau devenait soudain blanc comme le drapeau de celui qui se rend, nu, vide, laissant la place au corps poussé hors de son abri par le courage et le coup de pied au cul du sous-officier, allons-y, Andrija le vaillant étincelait dans l’aurore aux doigts gris, sa roquette sur l’épaule, on aurait voulu hurler tonner crier mais il fallait rester silencieux, courir comme un dératé pour s’affaler dans la boue à l’endroit où l’on pensait pouvoir intercepter la trajectoire du T55 qui se profilait à l’horizon comme un crapaud dans les maïs, à fond de train, un, deux, trois, quatre, cinq chars approchaient le sol vibrait légèrement ils sont à nous, ils sont à nous ils ne s’attendent pas à nous trouver là, l’espoir nous rend fébriles, ils sont tombés dans le piège, j’aide Andi à armer sa roquette, je me lève rapidement pour observer le mouvement des blindés, encore dix secondes, Andrija le brave se redresse vise posément et lâche son trait de feu, surtout ne restez pas debout à attendre le résultat du tir, retour à l’humus aux insectes le nez contre le sol une rafale de 12,7 découpe les maïs autour de nous, on rampe vers la droite le plus vite possible, le plus vite possible, tout devient un jeu tout devient un jeu nous entendons les impacts des RPG les hurlements des moteurs les tirs désordonnés des blindés on recharge on recharge vite on jette un coup d’œil trois chars brûlent le nôtre est immobilisé Andi l’a atteint, une chenille en l’air tourelle endommagée la trappe est ouverte les Serbes essaient de s’extraire du véhicule condamné, un cheval blessé, je vais l’achever, je relève le dispositif de visée, j’ai la jointure de la tourelle au milieu de la mire c’est parti, cette fois-ci nous observons la trajectoire de l’engin, ligne de feu rectiligne, un des occupants à moitié dehors aperçoit le trait se diriger vers lui, paralysé, je pense vas-y bouge va-t’en deux secondes le missile dérape sur le bas du blindage et explose, des guenilles de chair et d’uniforme strient le jaune pur de la flamme et projettent une longue gerbe rouge et noircie, la queue d’un coq dans une lumière d’été, Andi me regarde, sidéré, et murmure putain, dans le mille, je n’ai pas le temps de lui répondre, un obus éclate à quelques mètres de nous, il nous faut repartir, à couvert dans les maïs, vers le fossé pour nous déplacer à gauche, les tanks ont infléchi leur course pour se présenter par l’avant, il en arrive encore, encore et encore, des dizaines de chars pris au piège des champs, cherchant à s’échapper, une bande de mulots ou un troupeau de buffles, ils se heurtent à des barrières invisibles, mines et batteries antitanks, ils savent qu’ils ne peuvent pas faire demi-tour, il faut qu’ils passent, alors ils avancent malgré tout entre les carcasses de leurs prédécesseurs, c’est la seule victoire dont j’aie le souvenir, la seule vraie victoire au milieu d’une interminable série de défaites, nous avons repris Marinci, la route de Vukovar était ouverte, qui sait ce qui se serait produit si Tudjman n’avait pas immédiatement arrêté l’offensive, nous ne comprenions rien, rien de rien, personne, notre première victoire et elle était inutile, la peur et les morts ne servaient à rien, les dieux protégeaient les Serbes, Troie mettrait bien longtemps à tomber, Zeus en avait décidé ainsi, et nous agitions vainement nos armes sous les portes Scées, comme qui brandit un balai contre une muraille, nous avions gagné une bataille et le lendemain ou le surlendemain Hector fils de Priam nous bottait le train à nouveau, jusqu’au fin fond de notre fossé près de nos nefs, l’agonie de Vukovar allait durer un mois de plus, sèche, brutale, une ville devenue un sous-sol, un trou à rats, une cage qui céderait dès que le général Panic prendrait la peine de la frapper efficacement, le 14 octobre Marinci était repris, la route coupée à nouveau, la ville encerclée pour un mois d’enfer et quelques milliers de cadavres, aujourd’hui les stratèges et les historiens affirment que le sacrifice de Vukovar permit un gain de temps considérable, nécessaire pour façonner et préparer l’armée croate, c’est possible, nous, nous y voyions surtout le diktat de Zeus, Andrija ronchonnait comme un enfant, donnait des coups de pied dans des boîtes de conserve vides, il aurait préféré se trouver dans la ville assiégée plutôt qu’à quinze kilomètres au milieu des fermes et des hameaux détruits, à chasser le cochon, moi j’avais mes premiers cauchemars, j’entendais des obus toute la nuit, je revoyais à l’infini le soldat serbe exploser au haut de la tourelle du T55, si précisément que j’aurais pu dessiner son visage fixe, paralysé de terreur devant la roquette qui filait vers lui pour le propulser dans la mort, toutes ces figures se superposent à présent, les terrifiés les décapités les brûlés les percés de balles rongés par les chiens ou les renards les amputés les disloqués les tranquilles les torturés les pendus les gazés les miens et ceux des autres les photographies et les souvenirs les têtes sans corps les bras sans corps les yeux disparus ils ont tous les mêmes traits, c’est une humanité entière une icône la même face la même sensation de pression sur les tympans le même long tunnel où l’on ne respire pas, un train infini une longue marche de coupables de victimes de terreur et de vengeance, une immense fresque dans l’église de personne, et le divin Andrija au milieu, furieux sous les remparts d’Ilion la bien gardée, dégommé par un barbu surpris de découvrir un soldat accroupi au détour d’un bosquet, une aube de plus, une aube de safran de rose ou de goudron c’est égal, la veille nous avions bu, nous avions trop bu, je me suis levé de mauvais poil, lui aussi, Andi ne trouvait plus son couteau, sa baïonnette, il avait mal à la tête, il tournait en rond en cherchant, il remuait toutes ses affaires, alors je lui ai passé le mien, juste pour qu’il arrête de ronchonner, ça n’a plus grande importance aujourd’hui, cette aurore-là, ces mouvements dans la brume, j’aurais tué la terre entière pour venger Andi et récupérer son cadavre disparu, pillé et mutilé sans doute, l’enterrer le brûler ou le rendre aux siens, le monde commençait à se fissurer, la fente s’est élargie à Venise, elle s’est agrandie encore dans les années d’ombre du Boulevard, un tunnel aujourd’hui un tunnel vers Rome, pense à autre chose Francis, pense à Yvan le fou, pense au Nouveau Monde de ces sympathiques sexagénaires en vacances qui sifflent du chianti en riant, pense aux paysages sans limites, aux lacs, aux ours et aux forêts infinies qu’il y a dans leurs contrées, perds-toi dans la nuit immense de la Toscane trouée par la voie ferrée comme un bouclier d’une lance, d’un regard, comme on détaille tranquillement une toile, la tête de Méduse au musée des Offices