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XVIII

à Rome en 1598 Michelangelo Merisi dit le Caravage organise sa première décapitation : il fait trancher la tête d’un vieux cheval par un brigand athlétique recruté devant un des nombreux lupanars autour du mausolée d’Auguste, dans son atelier il observe avec attention les muscles du tueur nu saillir sous le poids de l’épée, la courbe de l’épaule quand elle abat le fer sur la gorge de l’animal, les naseaux fumants de fièvre, terrassée par la maladie la bête est condamnée le Caravage n’a pas le temps de dessiner bien sûr, il détaille le reflet sur la lame quand elle pénètre l’encolure le jet de sang noir et droit qui arrose la cuisse du guerrier et devient pourpre, les jambes de l’équidé se convulsent, le métal revient à la charge, le mercenaire sauvage lève à nouveau l’arme et frappe plus haut ouvrant une nouvelle plaie le cheval ne bouge plus l’homme a atteint les vertèbres, le bourreau est rouge et visqueux jusqu’à la taille, il se penche en avant pour finir son ouvrage, Michelangelo Merisi le regarde saisir la crinière tailler les dernières chairs et brandir de la main gauche la lourde tête, sans effort, elle dégoutte et ses yeux sont fixes, le Caravage a un haut-le-cœur, ses deux domestiques lancent des seaux d’eau sur le bourreau frémissant, on croit voir son cœur battre dans sa poitrine imberbe, le Caravage commence à dessiner, des muscles, des épées, des jets sanglants, pendant que le spadassin se lave, avant que Merisi l’inverti ne le paie pour tout autre chose, un rituel bien plus répréhensible à l’époque que la mort d’un cheval malade, Rome est une cité sombre dangereuse peuplée de dagues de prostituées défigurées de coupe-jarrets de ruelles sans lumière, le Caravage aime cette ville, après sa fuite il n’aura de cesse qu’il n’y retourne, même si Naples a son charme, sa perdition, même si on peut trouver des amants et des têtes à couper jusqu’à Malte la prude, c’est toujours Rome la plèbe de Rome le faste de Rome qui attirera Caravaggio le sacrificateur, l’amoureux des corps de la nuit et de la décapitation, Rome qui s’avance à grands pas dans la nuit toscane, demain les Américains auxquels Antonio le barman ressert un chianti vont peut-être s’arrêter à Saint-Louis-des-Français sur le chemin de la place Navone, pour voir les trois toiles de la chapelle Contarelli, l’appel, l’inspiration et le martyre de saint Matthieu, parmi les œuvres les plus célèbres du Caravage, l’épée de l’homme nu auprès du saint étendu à terre, la beauté de l’ange, à quelques mètres de là dans la première chapelle à gauche se trouvent les plaques de commémoration des soldats français morts en Italie, les officiers de la France libre commandant des Marocains des Tunisiens des Algériens des Sénégalais des Antillais que personne ne regarde, pauvres types oubliés, les tabors et les goumiers, sacrifiés si facilement par les généraux alliés — retirés du front d’Italie en juillet 1944 après avoir laissé dix mille morts et disparus sur le terrain ils participent au débarquement en Provence, traverseront toute la France avant de franchir le Rhin en avril 1945, il me semble apercevoir leurs trains de mulets par la fenêtre, en Italie la peur de la “maroquinade” devint une vraie panique, disproportionnée au vu des faits, des quelques centaines d’exactions des troupes coloniales, il fallait bien se nourrir, se réconforter, gagner quelque chose à la guerre qui ne donnait rien d’autre que de la douleur, les officiers français avaient le pouvoir de passer leurs soldats par les armes à la moindre incartade, sans autre forme de procès qu’une note envoyée à l’état-major, on en dénombre près d’une centaine, une centaine de types fusillés pour une raison ou pour une autre, parmi les milliers de membres du Corps expéditionnaire français qui ne reverront pas l’Atlas, le Rif, le Constantinois, la Kabylie, beaucoup des survivants mettront leur expérience militaire au service du FLN quelques années plus tard, certains seront torturés, abattus sans sommation ou tomberont dans des embuscades face aux officiers coloniaux qui les avaient portés vers la victoire ou vers une plaque, une petite plaque de marbre à quelques pas des