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Saint Matthieu du Caravage, une plaque pour résumer les milliers de noms dans les cimetières français éparpillés sur le sol italien entre Naples et le lac Trasimène : à Salonique, une fois Cités à la dérive refermé, entre deux tavernes et deux bouteilles de vin de Macédoine, grâce à un guide de voyage acheté au hasard dans un kiosque à journaux je suis allé voir la nécropole de Zeitenlick, le cimetière de la campagne des Balkans, où se trouvent neuf mille tombes françaises et les ossements de huit mille Serbes des années 1915–1917 oubliés au bord d’une grande avenue, en pleine ville, les rescapés des Dardanelles débarquèrent en 1915 pour soutenir les Serbes en déroute, dans la nécropole se trouvent un carré britannique bien entretenu, un parterre russe, un monument italien, un gigantesque ossuaire serbe, un recoin pour les musulmans d’Algérie, pour les Français israélites, pour les bouddhistes d’Indochine, les Malgaches et les Sénégalais le monde entier était venu se faire trucider par les Bulgares sauvages les Allemands et leurs alliés autrichiens, et le monde entier reposait maintenant entre les cyprès sur l’avenue Langada à deux kilomètres de la mer, dans le soleil d’août, je repensais à la visite des Dardanelles avec Marianne six ans plus tôt, des centaines de pages plus tôt, voilà que par hasard en solitaire je voyais l’épisode suivant, les noms de ceux qui étaient encore vivants quand nous découvrions les paysages tourmentés de la péninsule, les forts de Kilitbahir, le cap Helles, maintenant je pouvais suivre leur parcours, neuf mille de plus avaient claboté un peu plus loin, entre-temps j’avais fait la guerre moi-même, je m’étais arrêté à Venise, Marianne était partie, j’étais devenu fonctionnaire de l’ombre et je me trouvais seul par hasard à Thessalonique devant toutes ces tombes qui pour ainsi dire m’appartenaient, comme m’appartenait la maison natale d’Atatürk en montant vers les ruelles de la ville haute, une demeure ottomane restaurée, ocre-rose, Mustafa Kemal dont j’avais visité le musée aux Dardanelles, son chemin était inverse, lui, vers l’est, vers l’Anatolie glorieuse, au moment de sa naissance en 1881 Salonique est la deuxième cité de l’Empire ottoman, peuplée pour moitié de juifs séfarades et pour l’autre de Turcs, de Grecs, de Slaves et d’Européens, Salonique nid d’espions selon Pabst, ce film m’avait fasciné dans mon enfance, pourquoi en 1912 après la guerre des Balkans Mustafa Kemal avait poursuivi sa carrière militaire, jusqu’à renvoyer à la mer les Britanniques et les Français à Gallipoli, puis les Grecs d’Asie Mineure en 1923, les juifs eux avaient poursuivi l’étude, jusqu’à ce que les Allemands les rattrapent en 1941, et que mi-1943 il n’en reste plus qu’une poignée, éparpillée dans les montagnes avec la Résistance — le camp de transit de Salonique se trouvait à côté de la gare, les trains commencèrent à partir dès mars 1943, vers Treblinka, Sobibór et Birkenau, en août cinquante mille personnes avaient été déportées, et près de quarante mille gazées, j’appris tout cela au Musée juif, avant les communautés d’Athènes et de Rhodes celle de Thessalonique est détruite par Aloïs Brunner enragé spécialiste, arrivé en Grèce en février 1943, alors que jusque-là les mesures antijuives se limitent à l’interdiction des bicyclettes et des radios, Brunner prend les choses en main, le taureau par les cornes, il organise une police juive de malfrats pour l’aider dans sa tâche, et six mois plus tard il ne reste officiellement plus un juif à Salonique, les derniers Prominenten dont le grand rabbin Zevi Koretz sont installés dans un train à destination d’un des camps de Bergen-Belsen, pas question d’extermination pour lui, les Allemands ont la sensation de lui devoir quelque chose, tout comme aux trois cents juifs de nationalité espagnole que le consul de Franco réclame, les Espagnols surprenants insistent pour récupérer leurs juifs, un convoi part donc pour Bergen-Belsen, d’où un transport est organisé vers le sud, et les séfarades prennent le chemin du retour vers les terres d’Isabelle de Castille qu’ils ont quittées quatre cents ans plus tôt, à travers la France de Vichy, se croisent-ils en gare de Narbonne ou de Bordeaux, ceux qui vont vers la destruction et ceux qui y échappent, je n’en sais rien, arrivés en Espagne on les parque dans des bâtiments militaires à Barcelone : en janvier 1944 ces habitants des côtes de l’Egée se retrouvent de l’autre côté de la Méditerranée, après des semaines de train, de camps de transit, de tractations diverses, de privations et de maladie, de Macédoine en Saxe de Saxe en France de France en Catalogne avant d’être finalement envoyés au Maroc-Espagnol, indésirables sur le sol de la patrie, et d’entreprendre, pour leur propre compte cette fois, un nouvel exil qui en mènerait certains jusqu’en Palestine, plus chanceux finalement que le grand rabbin Zevi Koretz : il mourut du typhus juste après la libération des camps, Zevi Koretz l’ashkénaze germanophone avait très bien compris les ordres d’Aloïs Brunner et les avait exécutés strictement, il pensait faire pour le mieux, peut-être avait-il peur de la violence allemande, peut-être ignorait-il ce qui attendait ses concitoyens aux environs de Cracovie, on n’en saura jamais rien — au sortir du musée de la Présence juive ma solitude commence à me peser de plus en plus, j’ai chaud, j’ai soif, le long après-midi d’été a encore du temps devant lui alors je vais manger et boire dans un local climatisé, en pensant aux périples des enfants d’Israël, et en essayant d’imaginer Salonique parlant judéo-espagnol, français et turc, entre un hammam, une mosquée et deux églises byzantines, cette année la ville est capitale culturelle de l’Europe, triste récompense pour les quelques survivants de l’ancienne Jérusalem des Balkans, comme Léon Saltiel, dont j’ai acquis les Mémoires au musée, Léon Saltiel est juif et communiste et dès les premières mesures des SS début 1943, regroupement, marquage, il rejoint l’ELAS, les partisans grecs, dans les montagnes, où il participe à quelques actions héroïques, jusqu’à ce que la guerre civile éclate entre factions résistantes début 1944, Léon Saltiel quitte alors le maquis pour retourner clandestinement à Salonique en compagnie d’une camarade originaire de Ioannina, Agathe, dont il est éperdument amoureux, il s’aperçoit que toute sa famille a été déportée et que les collaborateurs bradent les biens des juifs, il se cache avec sa combattante amoureuse chez un ami, Stavros, mais il est dénoncé, arrêté, torturé et envoyé à Mauthausen où il parvient, après un périple atroce, en compagnie de partisans yougoslaves et d’un autre résistant grec, Manos Hadjivassilis de Macédoine, lui aussi a traversé les Balkans à pied un fusil à la main avant d’être arrêté en Slovénie, Manos se suicide dès l’arrivée au camp, il se jette sur les barbelés, les gardiens SS l’achèvent, Léon Saltiel parle plusieurs langues, il se lie d’amitié avec les communistes espagnols qui organisent la résistance dans le camp, a-t-il rencontré Francesc Boix le photographe c’est probable, Léon Saltiel est malade à la libération, il reste deux mois dans une infirmerie américaine, entre la vie et la mort, il est sur pied en juin 1945, à trois mille kilomètres de son pays, il apprend qu’il y a eu la guerre civile, qu’on s’est battu dans Athènes, que les communistes s’opposent aux Britanniques et aux royalistes, Léon veut revoir Agathe et Salonique, il obtient un passeport de la Croix-Rouge et entreprend le long voyage, à pied à travers l’Autriche et la Hongrie, il parvient à Belgrade où il est arrêté pour des raisons qu’il ignore, finit par être relâché et renvoyé vers l’Italie par Zagreb avec un contingent de prisonniers de guerre, à Venise après deux semaines de quarantaine médicale dans un camp de transit humide on le met dans un train pour Ancône, à Ancône il rencontre des Grecs, ils lui trouvent une place sur un cargo qui accoste enfin à Patras le 1