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er décembre 1945 : le jour de son trentième anniversaire Léon Saltiel est en Grèce, il se rend facilement à Athènes et de là à Salonique, il a peur de ce qui l’attend, entre-temps ses cheveux ont repoussé, ses pauvres vêtements civils fournis par la Croix-Rouge sont en ruine, ses galoches aussi, il a la barbe sauvage, les yeux creusés, il se rend dans le centre de la ville, remonte l’avenue Egnatia, il va retourner là d’où il est parti, au café de Stavros lieu de son arrestation, il va boire un café sans sucre, tranquille, en regardant passer les quelques voitures cahotantes de l’après-guerre, il oblique à gauche, dans la rue Sainte-Sophie, jusqu’à la frontière de la ville haute, il est près de six heures du soir, il a quelques drachmes en poche, que lui ont données des coreligionnaires d’Athènes, ils lui ont aussi proposé de prévenir quelqu’un de son arrivée par téléphone, il a refusé, il n’est plus qu’à cent mètres de chez Stavros, Léon Saltiel hésite, il pourrait redescendre et passer voir l’immeuble où habitait sa mère, la boutique de son beau-frère, même s’il sait qu’il n’y a plus rien, que tous sont morts, il le sait mieux que quiconque car il a vu les piles de cadavres, les exécutions sommaires, il a senti l’odeur de la chair brûlée, quand le vent glacial faisait frémir le Danube, il pourrait aller à la synagogue, la communauté a sûrement prévu quelque chose pour ceux qui reviennent, il ne doit pas être le seul à rentrer, il pourrait aller aussi aux locaux du parti, il ne sait pas s’il en a très envie, parler, raconter, expliquer, il y avait quelques Grecs avec lui à Mauthausen, une dizaine, aucun juif, tous sont morts, l’un d’eux s’est pendu avec la cordelette qui retenait son pantalon, Adonaï, Adonaï, Léon n’a jamais été religieux, le dernier de ses compagnons est mort d’une pneumonie après la libération, d’autres étaient arrivés après l’évacuation d’Auschwitz, quelques-uns même de Salonique, mais ils étaient déjà repartis quand Léon est sorti de l’infirmerie, les Américains ignoraient comment le rapatrier en Grèce, il a marché le long du Danube jusqu’à Vienne, les soldats le regardaient comme s’il était un mort-vivant et maintenant au coin de la rue à une centaine de mètres du café il hésite, il a honte, Stavros est un bon camarade, est-ce qu’il a été lui aussi raflé par les Allemands, Léon Saltiel s’avance jusqu’à la terrasse du café, il jette un coup d’œil à l’intérieur, attend un instant, entre, marche jusqu’au comptoir, Stavros est là, il n’a pas changé, il se plante devant lui, sans rien dire, Stavros lui jette un coup d’œil distrait sans le reconnaître, gêné Léon s’assoit à une table, il attend, il ne sait pas quoi dire, il dit Stavros un café sans sucre s’il te plaît, affairé derrière le comptoir l’homme répète la phrase en direction de la cuisine, un sans sucre, Léon est désemparé il hésite à crier Stavros c’est moi il reste silencieux une femme sort de la cuisine un petit plateau d’aluminium à la main c’est Agathe, Léon baisse la tête, elle pose brutalement le café et le verre d’eau fraîche sur la table, Léon fixe la mousse brune dans la petite tasse, il a vu l’alliance à sa main droite, il repense soudain à Aris Andréanou qui s’est pendu dans les douches avec sa ceinture, à son cou démesuré et tordu, ses yeux vers le haut, sa bouche ouverte, il attend patiemment que le marc se dépose, il sait maintenant que ni Agathe ni Stavros ne vont le reconnaître, parce que c’est un fantôme, parce que pour eux il est mort, il comprend soudain pourquoi et comment il a été arrêté, Léon Saltiel boit son café amer, puis un peu d’eau, il jette une pièce qui tintinnabule dans le plateau en métal, et s’en va — je fais de même, à mi-chemin des Mémoires de Saltiel je paie mes consommations et je sors, j’ai lu pendant deux bonnes heures en anglais, ce qui ne m’était pas arrivé depuis le digne Institut de sciences politiques de Paris, l’après-midi est bien avancé, je monte dans la vieille ville en suant, besoin d’air, besoin de voir la mer de haut, demain je vais partir je ne sais pas trop pourquoi mais j’ai envie soudain de prendre ma bagnole et d’aller vers le nord, de rentrer à Paris par la route, de passer en Bulgarie et en Serbie, après tout j’ai un passeport français, nous sommes en août, il y a des touristes, je vais franchir les Portes de Fer et suivre le Danube jusqu’à Budapest, voir l’autre côté, à quoi ressemble le fleuve en Voïvodine, sur l’autre rive, en 1997 la guerre était terminée depuis deux ans, la région reprenait son souffle, quelle drôle d’idée quand j’y pense, aller me jeter dans la gueule du loup tchetnik à moustaches, sans permission, je n’étais pas censé me rendre dans ce genre de pays, en théorie je devais demander une autorisation spéciale pour tous les déplacements à l’étranger, ce qui est le comble pour un espion, mais bon, je ne voyais pas trop ce qui pouvait m’arriver, à part tomber en panne, je n’avais jamais vu ni Belgrade la blanche, ni Novi Sad l’autrichienne, peut-être les âmes serbes enterrées dans le cimetière militaire de Salonique m’avaient-elles mis cette idée en tête, elles cherchaient à se venger de mes aïeux austro-hongrois qui les envoyèrent dans la tombe, elles voulaient m’attirer dans un piège pour me noyer dans le Danube, en octobre 1915 Guillaume II le Kaiser seconde les Autrichiens dans la bataille, le 9 octobre Belgrade est prise, les Serbes reculent sur tous les fronts, d’autant plus que Ferdinand de Bulgarie, auquel on a promis la Macédoine et le Kosovo, vient de poignarder dans le dos la Serbie orgueilleuse, la retraite s’impose, l’armée est détruite et ses restes éparpillés seront ajoutés au Front allié de Salonique, où ils combattront jusqu’en 1917, au total près de trois cent mille soldats serbes trouveront la mort pendant la Première Guerre mondiale, bravement, dit-on, pendant que les Autrichiens mettront à feu et à sang leur pays occupé — le rapport de Rodolph Archibald Reiss en 1915, utilisé pendant des lustres par la propagande, me revenait en mémoire, ces bonshommes éventrés, les civils énucléés, les vagins ouverts à la baïonnette pour laisser suinter la semence de dizaines de troupiers, les nez coupés, les oreilles arrachées, le tout décrit avec la froideur du spécialiste de la police scientifique : qu’il soit utilisé par l’un ou l’autre camp ne retire pas sa véracité au témoignage, attestée par la force de la vengeance, de la haine de celui qui y croit, haine qu’il va purger, des dizaines d’années plus tard, contre ses ennemis, par peur, peur de la tradition, peur de la légende qui le pousse lui aussi à aller vers l’autre le couteau en avant, comme les récits d’atrocités serbes nous poussaient, dans la peur, à découper leurs cadavres en morceaux, effrayés sans doute que de tels guerriers n’aient le pouvoir de ressusciter, les enchaînements de massacres serbo-croates donnaient toujours raison au récit antérieur, sans que personne ait tort, puisque chacun, à l’instar des Autrichiens en Serbie, pouvait citer un cas d’atrocité commise par l’autre camp, l’autre en soi, il fallait gommer son humanité en lui arrachant le visage, l’empêcher de procréer en lui coupant les couilles, le contaminer en violant ses femmes, annihiler sa descendance en tranchant les seins et les poils pubiens, revenir à zéro, annuler la peur et la douleur, l’histoire est un conte de bêtes féroces, un livre avec des loups à chaque page,