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Bouvet heurter une mine dérivante et disparaître corps et biens en moins de six minutes, cinq cent cinquante hommes emportés par un cercueil blindé à quatre-vingts mètres de profondeur au milieu des méduses, le canonnier Seyit et ses camarades martèlent la plaine pélage d’obus démesurés jusqu’à ce qu’un coup au but du HMS Ocean endommage la pièce : la draisine qui amenait les munitions jusqu’à la culasse est touchée, impossible de transporter les ogives, mais l’artilleur Seyit est un bûcheron des pentes du mont Ida, descendant des Mysiens de Troade, il prend les deux cents kilos de métal et d’explosifs sur son dos il souffre il ploie Zeus lui-même l’aide et l’encourage Seyit porte son fardeau jusqu’à l’âme encore brûlante du canon charge la pièce que l’officier de tir pointe vers le HMS Ocean immobile au milieu du détroit, il vient lui aussi de heurter une mine : Apollon guide la flèche turque vers le destroyer britannique, les quatre cents livres explosent à la poupe du bâtiment anglais qui perd son gouvernail et déclare une importante voie d’eau, le compartiment arrière est noyé en quelques secondes : à la dérive, menacé par les mines, l’Ocean coulera quelques heures plus tard, faisant de Koca Seyit de Havran bûcheron du mont Ida un héros — Koca le géant sert depuis 1912 comme simple soldat, il a combattu les Serbes et les Bulgares dans les Balkans, le crâne rasé, la moustache fière, l’armée turque en mal de gloire le promeut immédiatement onbaşı, caporal, je me demande ce que pensait le géant de Mysie quand les journalistes d’Istanbul sont arrivés pour le photographier, sur le cliché de l’époque il a l’air gêné, modeste, pas très grand d’ailleurs, les reporters de la propagande veulent l’immortaliser avec un obus dans les bras, on essaie mais Seyit n’arrive pas à renouveler l’exploit, Zeus n’est plus là pour l’aider, le projectile pèse bien trop lourd, qu’à cela ne tienne on fabrique une réplique en bois que le petit caporal prend sur son dos, le photographe déclenche alors son appareil et humilie à jamais Seyit de Havran en le transformant en menteur pour la postérité, en hercule de foire : démobilisé en 1918 Seyit retourne à sa forêt, on l’appelle à présent Seyit “Çabuk”, “aux pieds rapides” — il travaille par la suite dans de sombres mines de charbon où il contractera vraisemblablement la maladie des poumons dont il périra à l’âge de cinquante ans, absolument oublié, jusqu’à ce qu’une belle statue de bronze soit érigée en son honneur près de la forteresse de Kilitbahir, son faix sur le dos, deux cents kilos d’explosifs allant porter la destruction aux vaisseaux des Argiens — il faisait beau et la mer était belle, depuis la péninsule de Gallipoli par temps clair on peut voir jusqu’aux collines près de Troie, l’Asie, l’étroite blessure marine des Dardanelles s’ouvre sur la mer de Marmara à quelques lieues de Constantinople, avec Marianne en vacances dans un hôtel-club en juillet 1991 je ne décolle pas de la télévision pour y chercher des nouvelles de Croatie, ce séjour était le cadeau de fiançailles de ses parents si je me souviens bien, en fin de compte nous ne nous sommes pas fiancés je suis parti chasser le cochon et rencontrer Andrija à Osijek je me suis fiancé avec la mort comme dit la chanson de marche des légionnaires espagnols,
soy el novio de la muerte, mais Marianne portait tout de même une bague avec un diamant et des boucles d’oreilles en or que je lui avais offertes peut-être les mêmes que celles d’Hélène de Lacédémone sous son voile, dans ce club ennuyeux on pouvait profiter d’excursions organisées, une aux Dardanelles une à Troie c’est tout ce que Marianne parvint à me faire accepter, la statue de Seyit le portefaix militaire était toute neuve le guide nous raconta l’histoire avec des sanglots dans la voix, il nous fit ensuite visiter la maison où logeait Mustafa Kemal père des Turcs lorsqu’il commandait la défense de la péninsule je me souviens j’avais une érection dans l’autocar je me mis à caresser Marianne sous sa jupe elle rougissait mais se laissait faire, le touriste italien de la travée voisine n’en perdait pas une miette, il avait photographié tant et plus le caporal et l’obus le musée Atatürk je me demandais s’il allait sortir son appareil pour immortaliser les cuisses tendues de Marianne qui regardait par la fenêtre comme si de rien n’était, le voyage de retour en ferry nous parut très long et à peine arrivés nous nous sommes jetés l’un sur l’autre dans la chambre, je voyais la mer le coucher du soleil à travers les rideaux blancs et Marianne aussi penchée pliée en deux la poitrine sur le lit peut-être a-t-elle dit comme c’est beau, c’était beau sans doute, le plaisir nous a pris, un rayon sur la Méditerranée embrasée — l’expédition à Troie fut un calvaire de poussière et de chaleur, des murs, des pierres, des chemins, pas de visite guidée du tombeau d’Achille du bûcher d’Hector ou du trésor de Priam, des touristes, pas un coin d’ombre pour m’isoler avec Marianne, je me souviens d’un gigantesque cheval de bois très laid qui devait faire honte à Ulysse, je me rappelle aussi les aventures de Heinrich Schliemann le passionné, l’Arsène Lupin de l’archéologie féru de femmes, de langues étrangères et de récits mythiques : pauvre, autodidacte, fils d’un pasteur du duché de Mecklembourg sur la Baltique, c’est peut-être parce qu’homme du Nord qu’il a passionnément aimé l’argent et la Méditerranée — le petit marchand de harengs s’embarque pour la Californie faire fortune en vendant du matériel aux mineurs contre de la poudre d’or, puis lassé de l’Amérique il devient contrebandier et trafiquant d’armes pendant la guerre de Crimée, utilisant sa femme russe pour obtenir les contacts nécessaires, enfin fortune faite il se passionne pour l’archéologie et épouse en secondes noces une Grecque d’une grande beauté dit-on, il achète un palais à Athènes et parcourt le monde antique à la recherche de cités perdues, Ithaque, Mycènes et puis Troie : en 1868 il acquiert la colline d’Hissarlik où sa foi en l’aède aveugle lui fait placer le site d’Ilion aux solides murailles, il entreprend de la fouiller à l’aide d’une centaine d’ouvriers turcs, tombe sur les traces de plusieurs villes superposées et sur un trésor immense de vases et de bijoux, le trésor de Priam et les bijoux d’Hélène qu’il s’empresse de voler pour les rapporter à Athènes, pensant ainsi boucler la boucle commencée trois mille ans auparavant quand Pâris enleva la femme à l’insupportable beauté au doux séjour de Lacédémone, il rend à l’Attique et à Ménélas ces bijoux dont les Ottomans, selon lui, n’avaient que faire — avant de les offrir à la toute récente Allemagne en échange d’influences et de faveurs diverses, surtout parce que Schliemann avait bien compris que ces pièces, si belles soient-elles, étaient bien postérieures à la guerre de Troie, que le “masque d’Agamemnon” n’avait jamais touché la peau rugueuse du roi des Achéens, qu’Hélène aux beaux péplos n’avait jamais posé ces fabuleux colliers sur sa gorge parfaite, ce qui fit un magnifique scandale quand on s’en aperçut, Schliemann mourut peu après à Naples, près de Pompéi dont il avait admiré les peintures, les dieux lui avaient assuré la postérité comme à l’artilleur turc quelques lieues plus à l’est et son nom restera associé aux portes Scées avec celui d’Homère, tous deux inspirés par la déesse qui protège les contrebandiers les aèdes les travailleurs de la nuit les guerriers et je revois tous les noms dans la mallette, les clichés, les documents les milliers de pages que contiennent les disques informatiques bien rangés dans leurs étuis classés par dates et par numéros, les années d’enquête, de vol, de pillage d’archives plus ou moins secrètes, en marge de mon métier de mouchard, officier traitant comme on dit, métier de rond-de-cuir secret, aède à l’épos silencieux,