Выбрать главу
Tchedo va t’égorger mon enfant, et il le fera sûrement, aussi sûrement que toi-même, croit-il, tu as déjà brûlé ses rejetons braillards dans la fosse ardente, chez nous le collectif procède du récit de la douleur individuelle, de l’emplacement des morts, des cadavres, ce n’est pas la Croatie qui saigne ce sont les Croates, notre pays est là où sont ses tombes, nos assassins, les assassins de l’autre côté du miroir attendent leur heure, et ils viendront, ils viendront parce qu’ils sont déjà venus, parce que nous sommes déjà allés leur tailler les oreilles en pointe, mettre nos pieux dans le ventre de leurs femmes et leur arracher les yeux, une grande vague d’aveugles hurlants va crier vengeance, va venir défendre ses tombeaux et les ossements de ses morts aussi sûrement que la marée, descendue, remonte au rythme des mouvements de la lune, j’ai envie de prendre ma bagnole et de traverser la terre de mes ennemis, envie de m’envoyer une petite poire à Zemun en regardant la Save grossir le Danube, de voir si les filles sont belles, d’écouter du turbo-folk chanté par la plantureuse épouse d’Arkan le Tigre, de m’acheter un tee-shirt avec la tête de Miloševic ou de Mladic et de rigoler un peu, envie de rire en pensant que quelques années auparavant peut-être le serveur m’aurait abattu sans ciller aux alentours d’Osijek et que c’est fini maintenant, c’est le tour des Kosovars, puis les Albanais se vengeront à leur tour et mangeront des orthodoxes au petit-déjeuner, nous sommes tous attachés les uns aux autres par les liens indissolubles du sang héroïque, par les intrigues de nos dieux jaloux, c’est fini tout ça, après quelques années de purgatoire dans un bureau au milieu des dossiers je suis dans le dernier train avant la fin du monde, avant la grande lumière et le renouveau, quand il y aura des zèbres dans les collines toscanes, des zèbres des gazelles et des lions qui boufferont de temps en temps un touriste égaré, quand on boira un excellent vin norvégien, quand Yvan Deroy, à soixante-dix ans, regardera jouer les singes sur les pentes de l’Argentario planté d’eucalyptus et d’arbres à pain, les Américains sont impatients d’arriver à Rome, moi aussi, je suis dans le train depuis trop longtemps, une des Américaines ressemble vaguement à la femme de la Pomponette hier soir, elle doit penser que je suis un pauvre type, je me sens tout poisseux comme si je sortais maintenant de chez elle, de sa loge obscure rue Marcadet, les hommes sont veules, ils veulent se battre chasser baiser boire chanter de temps en temps et jouer au football, ils sont lâches devant leurs passions, j’aimerais que tout finisse comme dans Les Temps modernes, quand Charlot prend par le bras son amoureuse et s’en va sur la route, je n’ai pas su prendre Stéphanie par le bras, quand je suis remonté chez moi deux heures plus tard passablement soûl et trempé après l’incident du pistolet elle n’était plus là, le flingue était toujours par terre au même endroit Stéphanie était partie j’ai pris un crayon et du papier et je lui ai écrit une lettre d’excuses, en lui expliquant que je savais bien sûr que l’arme ne pouvait pas fonctionner, que c’était une très mauvaise blague, et puis je finissais en pleurant sur mon sort d’ancien combattant pour attirer sa pitié, comme quoi la guerre était encore très présente pour moi et des conneries du même acabit, une lettre bien sentimentale bien lâche bien baveuse pour qu’elle me pardonne, l’amour vous fait faire des saloperies, je pensais, j’étais ivre mais pas aveugle, j’ai mis la missive dans une enveloppe que je déposai dans sa boîte aux lettres en allant au boulot, elle fit son effet, ma bafouille, je m’arrangeai pour ne pas croiser Stéphanie boulevard Mortier avant qu’elle ne la lise, et le lendemain je remis une couche, des fleurs, livrées chez elle vers vingt heures, alors que j’étais sûr qu’elle était au logis, et je ne sais si ce fut l’effet apaisant des roses ou le baume de mes excuses, mais à vingt heures trente précises j’avais un coup de fil, c’était elle, elle me demandait si je voulais aller dîner, comme si de rien n’était, j’ai dit d’accord, on peut se retrouver à mi-chemin, vers la République par exemple, elle a choisi un restau chic sur le canal Saint-Martin, quand je l’ai vue au bord de l’eau je l’ai serrée dans mes bras très fort, en m’excusant au creux de son oreille, elle m’a dit ne me refais plus jamais ça, d’accord ? et promets-moi de jeter cette arme à la poubelle, j’ai dit bien sûr, bien sûr, je n’en pensais pas un mot, je l’ai gardé encore longtemps, le petit Zastava, finalement je l’ai offert il y a quelques mois à Lebihan à l’occasion de son départ à la retraite, avec un percuteur tout neuf acheté sur Internet, ça lui a fait très plaisir — ni Stéphanie ni moi ne voyions que cet incident avait ouvert une brèche, une place pour la violence, je ne comprenais pas que la marée montait, qu’elle allait nous rattraper, que plus je remplissais la valise de noms et d’images, plus je cherchais à éviter les souvenirs de Croatie, de Bosnie en me plongeant dans la Zone plus la fêlure grandissait, et Stéphanie le grand stratège qui passait ses journées avec des généraux et des directeurs de cabinet était aveugle, ou peut-être pas, comme Marianne elle se laissait séduire par le côté obscur, le goût du danger, les guerriers brillent d’une lumière noire tel Arès lui-même, Andi le sauvage était attirant aussi, une belle brute malgré sa laideur, un de ces diables angéliques qui plaisaient tant à Jean Genet l’inverti amoureux des combattants palestiniens, Andi aurait été capable de tout pour posséder une fille comme Intissar la Palestinienne, j’en suis sûr, je me demande si Rafaël Kahla l’écrivain a été combattant lui-même, s’il a côtoyé ces Palestiniens, nous racontons tous la même histoire, au fond, un récit de violence et de désir comme Léon Saltiel le juif grec dans ses Mémoires, Léon trahi qui erre dans Salonique déserte, sa famille, ses amis ont disparu dans les camps, ses camarades se cachent au creux des montagnes de Macédoine et d’Epire, avec des groupes armés qui bientôt reprendront le combat contre la monarchie fasciste, Agathe a épousé Stavros, ce sont eux qui l’ont dénoncé aux Allemands, chaque jour à Mauthausen il pensait à Agathe avant de s’endormir, il se construisait un amour idyllique pour survivre, s’accrochait à son souvenir comme à un arbre pour ne pas s’envoler par la cheminée du crématoire, les yeux d’Agathe, les mains d’Agathe et aujourd’hui dans Thessalonique à moitié morte ce bois si solide n’est qu’une vieille étrave rongée par la mer, Saltiel tourne en rond plusieurs jours avant de se décider à retourner dans l’appartement familial, occupé par un cousin rescapé à qui il fait promettre de ne révéler sa présence à personne, Léon s’enferme huit jours, pendant huit jours il boit et fume dans le noir, poursuivi par la brève agonie de Manos Hadjivassilis l’électrocuté, par le cou tordu et la bouche ouverte d’Aris Andréanou, par l’alliance au doigt d’Agathe, il ne reste rien ni personne alors Saltiel décide d’en finir, épuisé par la douleur et l’alcool il tisse grossièrement une courte corde avec un drap, en noue une extrémité autour de sa nuque et cherche un point haut, une canalisation, une poutre, pour y attacher l’autre côté, sans succès, il ne trouve rien en hauteur qui puisse supporter son poids, alors désespéré, le drap toujours en écharpe, il monte sur l’appui d’une fenêtre pour se lancer dans le vide, il est tard, la nuit est belle, un vent frais caresse ses jambes nues, la mer est toute proche, le drap avec lequel il allait se pendre est une écharpe agréable, la brise marine tire Léon Saltiel de la brume, Zeus l’assembleur de nuées a aperçu sa détresse et le secourt, la noire peine s’estompe se mêle aux embruns à la poussière de lune et d’étoiles sur le golfe de Salonique, Léon s’accroche au montant de la fenêtre, il est debout à quatre étages du sol, il a failli se pendre et se jeter dans le vide, pour quoi, pour qui, il n’y a plus personne, il rentre dans l’appartement s’effondre sur son lit et s’endort d’un sommeil de tombe, la corde encore au cou — le lendemain Léon taille sa barbe mais ne la rase pas, il a rêvé, il a vu clairement son destin, il met une belle chemise, une jolie veste, tant pis si tous ces vêtements sont trop grands pour lui maintenant, tant pis, il est très occupé toute la journée, il s’affaire jusque tard le soir, il ne tremble pas lors des moments les plus difficiles, quand Agathe crie, l’implore, lorsque sa jupe découvre une de ses jambes, Léon Saltiel accomplit méthodiquement son devoir, comme un huissier de justice ou un comptable, avant de rejoindre les communistes dans la montagne, en 1948 il est arrêté et déporté dans l’île de Makronisos, pour des raisons politiques, qui n’ont à voir ni avec le supplice d’Agathe sous les yeux écarquillés de Stavros bâillonné sur sa chaise, ni avec la ceinture de cuir autour de la gorge si fine de la jeune femme, ni avec la balle qui traverse un peu plus tard la nuque de Stavros le traître pour écourter son agonie : Saltiel revient de sa seconde déportation en 1953, et, toujours d’après ses Mémoires, quitte la Grèce une fois de plus en 1967, au moment de la dictature des colonels, il ne rentrera qu’en 1978, pour mourir, à Salonique, et ce n’était pas mourir parmi les siens, puisque les siens, les juifs, les communistes, Agathe, Stavros, avaient disparu depuis longtemps — je me demande pourquoi Agathe a dénoncé Saltiel, par amour sans doute, amour dans des temps troubles, j’imagine qu’ils avaient réfléchi à un plan pour se débarrasser du gêneur, avec Stavros le mouchard, peut-être, peut-être n’avait-elle rien à voir dans tout cela, Saltiel ne dit pas s’il l’a torturée par pure vengeance ou pour savoir, pour savoir si elle l’avait réellement donné aux Allemands, un juif communiste, vrai régal pour la Gestapo, Saltiel n’explique pas non plus comment il a échappé au peloton d’exécution dans la cour de la prison de l’Heptapyrghion, tout en haut de la ville, a-t-il parlé, a-t-il échangé des informations contre son envoi en camp de concentration, mettant déjà un pied dans la Zone grise, la nôtre, celle des ombres et des manipulateurs, Salonique perle de l’Egée me rappelait Alexandrie, dans la ville basse trônaient les nobles sièges des banques, des assureurs, des transporteurs du début du siècle, comme dans la métropole égyptienne la Bourse du coton et la Banque d’Egypte, la place Aristote avait quelque chose de la place Saad-Zaghloul devant le Cecil, où tous les touristes britanniques allaient en pèlerinage, les nostalgiques se pressaient au bar de l’hôtel Cecil un livre de Lawrence Durrell à la main, en cherchant des yeux Justine ou Melissa et feignant de ne pas voir les restaurations et aménagements de la modernité, le