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business center, les plantes en plastique, le kitsch évident d’un hôtel de luxe international, alors qu’ils cherchaient le cuir rouge de l’avant-guerre, la fumée des havanes, les Grecs les Italiens et les juifs d’Alexandrie, que la guerre et Nasser ont petit à petit renvoyés vers l’exil, vers le Nord, aujourd’hui Alexandrie est une immense cité égyptienne plus peuplée que Paris, bigote et pauvre, mais qui s’enorgueillit d’une belle bibliothèque, construite par un gouvernement amoureux des projets pharaoniques, une des bibliothèques les plus vides de la planète, symbole du régime de Moubarak l’opiniâtre, une belle coquille grise en marbre d’Assouan — rien ne revient de ce qui a été détruit, rien ne renaît, ni les hommes disparus, ni les bibliothèques brûlées, ni les phares engloutis, ni les espèces éteintes, malgré les musées les commémorations les statues les livres les discours les bonnes volontés, des choses en allées il ne reste qu’un vague souvenir, une ombre qui plane sur Alexandrie douloureux fantôme parcouru de frissons, et c’est tant mieux sans doute, tant mieux, il faut savoir oublier, laisser les hommes les animaux les choses partir, avec Marianne nous avions rencontré un couple de Britanniques bien nés qui arpentaient la ville en calèche, ils ne souhaitaient pas prendre de taxi, ils étaient disposés à payer des centaines de maravédis pour trôner à l’arrière d’un attelage de chevaux faméliques conduits par un Egyptien enturbanné, elle en jodhpurs crème et veste cintrée, lui en saharienne avec un chapeau à large bord modèle ANZAC 1915, et la seule touche de couleur dans cette débauche de tons sable était leurs visages rôtis par le soleil d’Egypte, deux tomates mûres sous les couvre-chefs d’époque, lui lisait le guide d’Alexandrie rédigé par E.M. Forster en 1920 et elle Mort sur le Nil, ils avaient un peu plus de vingt ans et l’air très amoureux, bien évidemment ils étaient descendus au Cecil, nous avions découvert ces spécimens dans une pâtisserie historique près de la Grand-Place, et c’était comme trouver tout à coup deux ptéranodons au rond-point des Champs-Elysées ou deux dauphins du Yang-tseu dans la Seine, Marianne était enchantée de discuter avec eux, bien qu’elle fût un tantinet jalouse des bagages en cuir et des hôtels de luxe, leur anglais était très châtié, très élégant, tout en coups de pomme d’Adam saillante, ils étaient à leur aise enfoncés dans les fauteuils de la pâtisserie immense, sirotant un thé en sachet, ils étaient documentés cultivés connaissaient Cavafy par cœur et savaient le grec ancien, des phénomènes, moi je n’étais pas spécialement jaloux, la Britannique rougeaude était osseuse les seins plats rien à voir avec la chemise blanche de Marianne dont les boutons paraissaient sur le point de se faire la malle sous la pression, Marianne entière et spontanée était à mille milles de l’Anglaise affectée, les Egyptiens paraissaient ne rien remarquer d’anormal, ils étaient heureux des pourboires et autres bakchichs dont le jeune couple les arrosait, dans la plus grande tradition coloniale — lui s’appelait James et était écossais, fanatique de rugby et de statuaire grecque, ils nous proposèrent de nous emmener en excursion dans leur calèche, à Montazah, pour visiter le palais et les jardins, j’avais envie de dire on verra si le ridicule tue, mais je m’abstins, après tout c’était drôle et le lendemain matin nous étions au rendez-vous, Marianne s’était habillée “campagne”, un chemisier de vichy rouge et un petit foulard assorti, nous nous sommes tassés dans le coupé malgré les cris du postillon enturbanné, qui souhaitait que nous empruntions deux véhicules, James finit par le convaincre d’accepter la surcharge contre notre poids en livres-or, et nous voilà partis, au milieu des taxis des autobus bondés des gaz d’échappement dans les embouteillages les klaxons les cloches des tramways les pieds de la cavale frappaient dur le bitume au petit trot, nous étions secoués par des ressorts fatigués les tympans percés par le grincement continu d’essieux mal graissés et les cris du charretier qui fouettait son palefroi comme un enragé, c’était merveille que de voir le crottin s’échapper du cul de la bête et s’entasser sur la chaussée à chaque arrêt, on n’était pas partis pour gagner le sulky d’or, malgré la hargne du cocher contre son coursier, pour arriver à Montazah nous devions parcourir six ou sept milles, le cheval avait du mal à trotter, ce qui lui valait double ration de cravache, nos amis britanniques trônaient, droits comme des I dans les cahots, profitant du paysage de la plaine marine, fiers et contents, à tel point que je me demandais si nous voyions la même chose, la détresse de la carne suant sous la méchanceté de l’aurige la pauvreté de l’Egypte l’enfer de la circulation l’inconfort du char bringuebalant les souffles de gazole des bus les enfants mendiants noirs de crasse qui nous couraient après et que le conducteur chassait comme des mouches en les cinglant de son knout, peut-être nos hôtes avaient-ils des visions de Cléopâtre, de Durrell, de Forster, de Cavafy, aveuglés par le phare d’Alexandrie, Marianne n’était pas trop à l’aise non plus, les voitures nous dépassaient rageusement en klaxonnant, trois quarts d’heure plus tard nous étions à Montazah, fallait-il que les Britanniques aiment leur calèche, j’étais fourbu les fesses tannées presque autant que le canasson héroïque, le palais en question se trouvait au milieu de jardins magnifiques plantés de manguiers de poivriers de bougainvillées de lauriers roses, un château qu’on aurait dit construit en Lego rouges et blancs une bâtisse des plus insolites, style austro-ottomano-kitsch pour Farouk contraint à abdiquer par les Officiers libres, par le général Néguib et Nasser l’Alexandrin aux épais sourcils, finis les princes et les princesses des palais somptueux, place aux thèmes martiaux et aux discours vociférants de la révolution en marche dans les trémolos et les soupirs d’Oum Kalsoum la joufflue, comme il n’y avait pas grand-chose à voir à part les jardins nous sommes allés boire un jus de mangue à la terrasse d’un hôtel que le développement touristique avait eu le bon goût de poser au bord de l’eau comme un chancre noir de vingt étages, nos amis flegmatiques avaient encore une visite à proposer, plus originale celle-là, il s’agissait d’aller voir la maison natale de Rudolf Hess l’aviateur ami de Hitler et vice-Führer du Reich, Alexandrie avait produit de tout, des poètes des guerriers des espions des chanteurs des nazis de haut rang, pour James il s’agissait d’une visite quasi familiale,