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trois jeunes tambours s’en revenaient de guerre, trois jeunes tambours, je me souviens d’avoir dansé quelques minutes avec une jeune Italienne d’une vingtaine d’années, elle me souriait sans cesse, nous dansions côte à côte sans échanger un mot, elle avait les cheveux longs et attachés, des traits agréables, j’ai pensé si elle veut de moi je ne vais pas en Herzégovine, pas en Bosnie, je reste à Trieste, si elle veut de moi, Aphrodite venait me sauver, elle dansait les poings relevés au niveau du front, la tête penchée en avant, elle portait une robe à manches longues en coton noir qui contrastait avec sa peau claire et ses mèches blondes, près de son décolleté brillait une broche, une petite rose rouge en céramique, par moments elle levait les yeux me regardait en souriant, la musique était un tube de Pearl Jam ou de Nirvana je ne sais plus, elle murmurait les paroles, ses pieds emmenaient ses hanches à droite et à gauche en rythme, le morceau s’est terminé elle a souri une dernière fois avant de s’éloigner doucement, à pas comptés, Andi m’a pris par le bras pour me tirer vers le bar, j’ai hésité, j’ai regardé la jeune fille s’enfoncer dans la foule et je suis allé boire une vodka avec Andrija et Vlaho, eux aussi souriaient, nous nous sommes tapés sur l’épaule, ensuite je l’ai cherchée, elle avait disparu, dans le vacarme silencieux de la boîte de nuit qui n’allait pas tarder à fermer, je n’avais pas compris, je ne pouvais pas comprendre la forme que prend parfois le Destin, je suis allé en Bosnie, j’ai rempilé pour quelques mois de guerre, peut-être m’aurait-elle sauvé, cette inconnue, qui sait, en sortant nous sommes allés chercher des putes, pour me consoler disait Vlaho, peut-être cette jeune fille nous aurait-elle sauvés tous les trois, en Italie il n’y avait pas de bordels mais des bars louches où tournaient quelques Albanaises courtaudes et tristes, j’ai renoncé, Vlaho notre champion auquel rien ne retirait sa libido puisque son rhume guérissait a disparu dans une arrière-boutique avec l’une d’elles, nous avons continué à boire, à boire encore et toujours comme si le monde devenait liquide, le monde entier, et nous sommes repartis vers l’Herzégovine — quarante ans plus tôt les membres de l’Einsatz R. buvaient tout ce qu’ils pouvaient à Trieste, les Wirth, les Stangl, les Wagner se soûlaient sans rémission en attendant la mort ou la défaite, les Ukrainiens fatigués s’oubliaient dans la rage du fouet et de la torture, disséminés entre Udine, Fiume et Trieste les anciens compagnons de massacre se voyaient peu, et quand ils se croisaient ils ne parlaient pas de Pologne, pas de Treblinka ou de Sobibór, entre-temps Stangl était repassé chez lui en Autriche, pour voir sa femme et ses enfants, qui lui manquaient, il avait hâte que la guerre se termine, pour retrouver le confort de son foyer, je me demande s’il avait l’intuition que les morts de Treblinka et de Sobibór l’empêcheraient à jamais de rejoindre sa demeure, sans doute pas, tous ces types perdus sur les rives de l’Adriatique devaient rêver d’une improbable victoire du Reich, ou s’accrocher à l’illusion qu’ils avaient suffisamment dissimulé leurs crimes, qui n’en étaient pas, d’ailleurs, pour Stangl ce n’était pas un crime puisque le Reich avait exclu ces corps du genre humain, du bois, c’était du bois qu’il convenait de brûler, une erreur de la nature à rectifier, une espèce prolifique à éradiquer et même si l’odeur était fort désagréable il était impossible de se reconnaître dans ces victimes suppliantes dégoulinant de wagons souillés, l’euthanasie au monoxyde de carbone était indolore après tout ils étaient bien traités, Globocnik avait traité la Pologne comme on s’attaque à un champ de patates envahi par les doryphores ou le mildiou, Wirth et Stangl avaient accompli leur devoir, avec plus ou moins de plaisir et d’enthousiasme, et c’était bien lourd à porter, cette responsabilité, surtout quand il avait fallu rouvrir les fosses communes que les gaz de décomposition et les fluides nauséabonds faisaient onduler comme la mer, quel poids que celui-là, retirer tous ces corps comprimés liquéfiés percés de vers pour les brûler sur de grandes grilles construites avec des rails de chemin de fer, Wirth l’ingénieux avait même recyclé une machine à concasser les cailloux pour se débarrasser des os qui ne brûlaient pas, la terre la plus fertile de Pologne disait Wirth l’humoriste, nous laissons ici la terre la plus fertile de Pologne : en partant, une fois le camp détruit, pour éviter les curieux ils avaient installé une petite ferme pour un couple d’Ukrainiens, où la terre était en effet si fertile que les betteraves et les choux étaient énormes, le blé poussait à vue d’œil, le pain que la femme pétrissait pour son mari n’avait presque pas besoin de levain, les frênes et les sapins s’élevaient eux aussi en un temps record, emmenant dans leurs troncs naissants, dans leurs feuilles et leurs aiguilles la sève des juifs morts, leur matière et leur souvenir vers le ciel, il n’y a rien à voir à Treblinka, rien à voir à Sobibór, à part des arbres immenses ployant sous la neige dans le silence, ils bruissent, c’est tout ce qu’on y entend, un mouvement de branches et le craquement des pas sur le sol, rien de plus, une biche, un renard, un oiseau, le grand froid de la plaine, la Bug qui coule, le terminus de l’absence, rien — à Trieste l’