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foibe sans fond, jusqu’à ce que le Reich intervienne elle s’était réfugiée dans l’Autriche imprenable, et de même quand la défaite était là, en avril 1945, elle avait interrompu précipitamment son séjour printanier pour retrouver les frimas de Carinthie — ses rapports avec les autorités allemandes d’occupation étaient cordiaux, elle les observait enterrer leurs morts dans le cimetière militaire proche de sa demeure, avec tout de même un profond dégoût pour les bras levés et le drapeau nazi, par pur souci esthétique, s’entend, il n’y avait pas de femme qui ait moins d’idéologie que ma mère disait Rolf, elle recevait les officiers supérieurs de la Wehrmacht à dîner, le colonel Kalterweg au nom étrange, Hohnstetter fringant commandant de panzers, et même quelques SS, surtout Rösener et Globocnik le Triestin, après tout il avait été Gauleiter de Vienne, et Rösener était le commandant en chef des opérations militaires de Slovénie, il venait parfois en visite de Ljubljana, ma mère ne les appréciait pas particulièrement, c’était presque une obligation sociale, pendant les quelques temps qu’elle passait à Trieste dans l’année elle recevait un peu, c’était bien normal, elle ignorait les horreurs commises en Slovénie ou en Pologne, n’est-ce pas ? toujours est-il que lorsque Globocnik proposa à ma mère une brigade de travailleurs pour reconstruire le mur d’enceinte de sa propriété elle accepta, aurait-elle pu refuser, je suppose, mais pouvait-elle savoir que Globus le pervers allait lui envoyer un commando de partisans sur le point d’être exécutés, avec une escorte armée jusqu’aux dents, des types repêchés des geôles spéciales de la Risiera di San Sabba pour aller jouer les maçons, leurs torses lacérés portaient encore la marque des tortures subies, elle les logea dans la belle cave voûtée, parce qu’une solide grille de métal la fermait, l’escorte s’installa dans les communs avec les domestiques, c’était en février 1945, imaginez, tout était perdu pour le Reich, plus qu’une question de semaines, ma mère était à Trieste car l’Armée rouge approchait de Vienne, et le mur avait bien besoin d’être réparé, un pan entier s’était effondré, les pauvres Slovènes ou Croates se mirent au travail, surveillés de près par leurs gardes-chiourme, les travaux avançaient vite, je me souviens j’avais presque quatre ans et je crois revoir ces forçats dans notre jardin, j’étais fasciné par les armes et les uniformes des gardes, vous comprenez, les réparations étaient presque terminées début mars, les nouvelles étaient mauvaises, les Alliés venaient de traverser le Rhin en Allemagne et approchaient en Italie, c’était l’agonie, ma mère très altérée par les événements décida d’organiser un dernier dîner, un dîner d’adieu, avec Rösener, Globus, Kalterweg et d’autres dont j’ignore le nom, quelques femmes aussi de la bonne société autrichienne et triestine, tous savaient que la partie était perdue, que bientôt il faudrait aller se réfugier près de Klagenfurt pour éviter les partisans yougoslaves qui massacraient tout sur leur passage, néanmoins la soirée fut très gaie, tous avaient envie d’oublier la guerre, d’oublier la fin imminente du Reich et les messages rageurs de Berlin qui ordonnaient la politique de la terre brûlée, les ultimes caisses de champagne furent ouvertes dans l’euphorie, le gramophone n’arrêtait pas de tourner, les femmes avaient mis leurs plus belles robes, tout cela devait sentir l’apocalypse, la fin d’un monde, à minuit passé les convives étaient ivres, ils chantaient Lili Marleen à tue-tête, sans se soucier ni de la bienséance ni des femmes présentes, ma mère devait être choquée je suppose, peut-être pas, peut-être était-elle pompette elle aussi, après tout mon père était décédé depuis près de trois ans, elle pouvait s’amuser un peu, les temps étaient sombres, un peu de joie était la bienvenue — j’imagine la noble mère de Rolf soûle les yeux brillants la robe un peu relevée sur ses bas noirs tripotée de loin par les regards concupiscents du gros Globus, j’imagine la peur, la peur de la défaite et du châtiment dans les yeux des nazis, le Reich millénaire allait certes fournir de belles ruines mais bien plus tôt que Speer ne l’avait prévu, nous sommes sortis du café élégant pour nous promener un peu, Rolf von Eppan était d’humeur nostalgique, il m’amena dans le quartier boisé au-dessus de la gare où Globocnik avait sa villa, réquisitionnée à un certain Angelo Ara, au numéro 34 de la via Romagna, une belle demeure Art déco que Globus l’ingénieux fit relier par souterrains aux bâtiments du tribunal où il avait ses bureaux, elle me rappelait sa maison à Lublin en Pologne, aussi stratégiquement située, à côté des quartiers des SS, de l’administration d’occupation et du QG de l’Aktion Reinhardt, une villa à deux étages avec un jardin, tout comme celle de Trieste, Lublin la rouge était joliment pavée, une artère commerçante menait à la porte monumentale de la vieille ville coupée en deux par les nazis pour y installer le ghetto, les ruelles sombres n’étaient pas rassurantes la nuit, un peu en contrebas se trouvait le château, une grosse caserne en fait assez austère, j’y étais en hiver, un hiver glacial et enneigé qui n’avait rien à envier à l’hiver 1943 question température, dans le centre de Lublin peu de choses avaient changé, j’étais descendu au Grand Hôtel, transformé pendant la guerre en Deutsches Haus, avec mess pour les officiers, Stangl y avait dormi avec sa femme quand celle-ci était venue d’Autriche lui rendre visite, c’était devenu un gigantesque hôtel aux chambres communistes, moquette grise et placards en formica, il y avait deux bars splendides, l’un donnait sur la place, avec un piano et dix mètres sous plafond, l’autre était plus cosy, plus intime, l’ancienne bibliothèque de la Deutsches Haus, le matin j’avais pris la route de Stangl, celle de Sobibór, près de la frontière ukrainienne, des kilomètres de forêts magnifiques, sous la neige, des forêts plates, sans une colline, si lisses qu’on aurait pu glisser jusqu’à Moscou sans s’en apercevoir, pas une montagne avant l’Oural, des bouleaux, des bouleaux jusqu’à plus soif, des bouleaux et quelques sapins, il y avait peu de voitures, surtout des piétons qui marchaient au bord de la route pour rejoindre l’arrêt de bus le plus proche, aux abords des villages, et puis plus rien, la forêt, j’avais croisé la voie de chemin de fer qui me disait que j’étais dans la bonne direction, le chauffage à fond dans la voiture, le silence et le bruit du moteur, le bruit du moteur de char russe que Stangl et Bauer avaient rapporté de Lvov, le diesel déréglé propulsait des gaz noirs dans la petite salle en brique, au bout du corridor à ciel ouvert bordé de haies épaisses faites de branches coincées dans les barbelés, les juifs nus couraient les pieds dans la neige en hiver ce n’était pas la peine de trop les fouetter le froid les fouettait bien assez le froid et la neige sont efficaces les cris la porte le silence et le bruit du moteur, dans l’interminable ligne droite j’aperçois soudain une jeune femme en manteau noir debout au bord de la route, seule à la lisière des arbres, j’ai dû rêver, non, elle est bien là dans le rétroviseur, que fait-elle immobile au bord du chemin dans son manteau un petit sac noir en bandoulière à mille milles de toute terre habitée j’hésite à faire demi-tour, elle doit attendre le bus, près des arbres croulant sous la neige, il n’y a rien ici, ni village ni ferme ni demeure juste une femme au milieu du froid de la neige et des juifs morts est-ce qu’elle m’attend moi, une réincarnation, un spectre, étrange présage, je ne fais rien, le silence et la peur, comme beaucoup d’autres je ne fais rien, je ne détourne pas ma voiture, un panneau indique la gare de Sobibór à droite, un chemin enneigé dans un bois dense, mes roues patinent par moments, il y a quelques nappes de brouillard j’approche donc du terminus, de la voie étroite, de la maison de Stangl où il buvait de la vodka avec des camarades qu’il détestait, de la gare, du grand petit camp où grâce à la minutie de la machine allemande des centaines de milliers de corps ont été traités, des tonnes de chair entre les bouleaux, voilà, le terminus approche, la fin de la voie, il n’y a rien, une cabane verte le musée fermé en hiver je parque la bagnole contre un tas de neige, derrière moi des employés du chemin de fer font partir un train de rondins, rien ne change, ils rigolent parce que je me suis proprement enneigé, aux abords d’un mémorial que personne ne visite, ils rigolaient autrefois parce que des inconnus venaient crever dans ces contrées faites pour la chasse au daim pour le bois pour la neige mais pas pour courir nu vers un moteur de char lancé par un Allemand rugueux, ils se marrent les Polonais face au désastre, ils sont habitués ils travaillent ici depuis des générations, je suis venu voir alors je descends de la voiture mais je sais que les arbres ne vont pas parler, je m’enfonce dans la blancheur jusqu’aux chevilles j’avance dans la forêt, une large allée mène à une clairière où se trouve un grand dôme de silence, terminus Est, ici aboutissent les voies qui partent de Salonique de Westerbork de Ternopol de Theresienstadt de Paris de tant et tant de villes et de villages, les seules traces sont celles que laissent les oiseaux et les biches dans la neige, il n’y a rien que l’inimaginable et la hauteur des troncs, le vent souffle doucement le ciel est opaque je tourne un moment dans la clairière sans chercher à savoir où se trouvaient exactement les bâtiments les fosses les corps j’ai le cerveau blanc comme un linge comme une peau vierge j’ai poussé la voiture j’ai réussi à faire demi-tour et je suis reparti vers Lublin, la jeune femme n’attendait plus au milieu de la forêt déserte, de retour au Grand Hôtel j’étais gelé, frigorifié je me suis assis dans un fauteuil club du bar immense en me demandant ce que buvait Stangl le jardinier quand il était là avec sa femme, il faisait nuit noire, dehors les véhicules glissaient sur la neige fondue devenue boueuse, j’étais vraiment loin, bien loin, j’ai commandé un thé dans une solitude immense et glacée, un aveugle est entré accompagné par une vieille dame, elle l’a installé au piano, un demi-queue noir assez ancien, il a dit quelques mots et entamé une ballade de Chopin, l’instrument était désaccordé et sonnait comme une casserole, j’ai terminé mon thé tranquillement, décidé à braver le froid et la neige pour aller m’acheter une bouteille de vodka dans le plus proche supermarché et affronter la longue nuit polonaise, l’aveugle a attaqué