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My Way sur un tempo particulièrement larmoyant, un écriteau disait for the blind and crippled à côté d’un panier en osier, je lui ai laissé toute ma monnaie — à Trieste il n’y a pas de pianiste dans le restaurant luxueux où m’a traîné Rolf le banquier, il me parle de Globocnik le serpent, je n’ose pas lui demander si l’homme de Himmler a été l’amant de sa mère, sans doute pas, Globus le rustre ne devait pas tenter la noblesse autrichienne, et inversement, Rolf Cavriani von Eppan le nostalgique nous renseigne sur les comptes occultes de ses clients depuis des années, entreprises, maffias diverses, couvertures d’activités suspectes, par philanthropie, ou presque, et je le soupçonne d’agir de la même façon avec nombre de services européens, ce qui explique que ses affaires soient prospères et hors d’atteinte de la loi, Rolf le fils de la duchesse qui s’encanaillait au champagne avec les chefs de l’Adriatisches Küstenland début 1945, qui donc a eu l’idée le premier, Kalterweg, Rösener ou Globocnik le cochon, on ne saura pas, Mme la duchesse peut-être, peut-être la mère de Rolf le cynique posa-t-elle la même question que Stéphanie, la grande question sans réponse, alors que les soldats en uniforme noir racontaient leurs faits d’armes, qu’est-ce que cela fait de tuer un homme ? Globus est parti d’une franche rigolade, il a répondu mais vous allez voir, madame, je vous en prie, et tous les convives fin soûls ont trouvé l’idée excellente, une démonstration, une démonstration, les femmes ont remonté leurs balconnets sur leurs seins, ont arrangé leurs robes froissées pour se diriger vers la cave où s’entassaient les dix Slovènes derrière les respectables barreaux de fer, les prisonniers ont vu sans comprendre la charmante compagnie descendre jusqu’à eux, s’arrêter au bas des marches, à un mètre de la grille, ils se sont levés, Rösener a sorti son P38, Kalterweg aussi, les résistants affolés se sont blottis contre les murs comme des insectes Rösener a dit qui veut commencer ? et une dame très ivre a répondu moi ! moi ! Rösener l’a prise par la taille lui a mis l’arme dans la main en la pelotant un peu ils se sont approchés des barreaux Rösener a guidé son bras elle voyait une ombre dans le coin droit elle a tiré le coup a résonné sous la belle voûte le Slovène touché a hurlé et s’est effondré l’assistance a crié bravo ! bravo ! encore ! et les quatre flingues des SS présents ont été vidés sur les pauvres types comme les bouteilles de champagne auparavant tout le monde voulait s’essayer à la mort les détonations vibraient dans l’air lourd de poudre le sang maculait les murs chaulés les femmes tremblaient de peur et de plaisir, dessoûlées instantanément par l’adrénaline, les agonisants se contorsionnaient sur les cadavres de leurs compagnons, les oreilles des convives sifflaient dans le grand silence qui suit toujours les massacres : tous sont remontés sans dire un mot, Globus le rationnel a donné des ordres pour que les corps soient ramassés et brûlés à la Risiera d’où ils n’auraient jamais dû sortir, les femmes étaient pâles, Hohnstetter aussi, Globocnik lui-même avait un peu de vague à l’âme, il a crié cognac ! cognac ! et le majordome tremblant lui a apporté sur-le-champ une bouteille de grappa, la mère de Rolf a demandé qu’on l’excuse, elle ne se sentait pas très bien, et elle a rejoint ses appartements pour se réfugier dans la chambre de son fils, auprès du sommeil lourd et du tendre parfum de l’enfance inatteignable — Eppan le jeune n’en avait bien sûr aucun souvenir, il dormait pieusement dans son lit, mais le journal de sa mère est très clair, dit-il, voilà ce qui s’est passé, encore que la duchesse minimise très certainement son propre rôle, incapable d’avouer, même seule dans l’intimité de son carnet, ce qui avait pu réellement se produire ce soir-là, en guise d’épitaphe elle note qu’elle fit murer la partie de la cave où eurent lieu “les événements”, comme elle dit, pour ne plus voir l’endroit jamais, Rolf y a ajouté récemment une plaque de cuivre gravée, ici sont morts abattus par les nazis dix héros slovènes, une plaque commémorative dans sa propre maison, un lieu de mémoire qu’il est le seul à voir, quand il descend chercher une bonne bouteille pour ses invités : lorsque nous sortons du restaurant le jour commence à tomber, la mer a des tons grisés très doux, très lisses, Rolf est d’humeur nostalgique, il commanderait bien un cognac ou une grappa comme Globus mais il est pressé d’en finir, les documents sont dans le coffre de ma voiture dit-il, nous marchons jusqu’au parking, Rolf avance un peu voûté, j’ai l’impression qu’il hésite à me dire quelque chose, il remonte le col de son tweed pour se protéger de la brise, sa noble Daimler est vert bouteille, avec une plaque du Liechtenstein, même le coffre dégage un parfum de cuir et de luxe, Rolf attrape une sacoche élégante, il me la tend en disant ça n’a aucune valeur, vous savez, j’acquiesce, ça n’a pas plus de valeur qu’un cadavre ou un nom sur une tombe, pauvre Rolf le noble auquel les nazis ont pris son titre, auquel l’histoire a pris son titre, il se venge en me donnant ces documents, les rapports de Globocnik à Himmler entre 1942 et 1945, toutes les activités de l’Aktion Reinhardt en Pologne et en Italie, il se défait d’un poids, Rolf, il a l’air soulagé de contribuer au remplissage de la valise, il me serre la main, je le remercie pour le déjeuner, il esquisse un sourire et monte dans sa voiture, Rolf ignore que je connais son dilemme, je sais que le Destin vengeur a voulu qu’il naisse duc d’Auschwitz, duc d’Auschwitz et de Zator, Rolf von Auschwitz und Zator, titre antique et princier remontant au XIe siècle, c’est son nom, le nom de ses ancêtres que les nazis ont terni, obligeant son blason à rester dans l’ombre à jamais, Rolf dont le fief est aujourd’hui lié à la plus grande usine de mort jamais construite porte plus qu’un autre le poids de l’histoire, je me demande s’il faut rire ou pleurer de ses scrupules héraldiques et de sa mère aux amitiés troubles, le soleil s’est couché, je remonte lentement le front de mer, deux millions de morts ne pèsent pas si lourd, en fait, des mots des chiffres du papier, les hommes sont de grands techniciens de la prise de notes, du raccourci, depuis Troie la bien gardée l’aède barbu et Schliemann l’archéologue grand dénicheur de guerriers, je vais arriver à Rome très bientôt, très vite, rendre à César, rendre à l’éternité, toucher la rançon de ma lâcheté et quoi, quoi, retrouver Sashka la seule femme peintre d’icônes, dans son monde fermé, Sashka l’aveugle aux grands yeux clairs et son appartement du Transtévère, je ne sais pas si j’ai envie de la revoir, elle n’a pas le pouvoir de m’atteindre, de me guérir, pas la volonté non plus, je sens que je vais la détruire comme Marianne, la tourmenter comme Stéphanie, qui est-ce qui me sortira de moi, qui comme Intissar viendra chercher le cadavre de Francis tombé entre les lignes, qui ira regarder dans les yeux mon assassin, observer mon fantôme au loin dans la lunette du tireur, Sashka est un songe de glace, un de ces miroirs qui ne font aucun bien puisqu’ils nous enferment toujours dans notre image, dans notre future tombe, qu’est-ce que je vais faire quand ce train arrivera en gare, quand ses freins souffleront contre le quai de Termini, j’ai rencontré Sashka par hasard elle ne me connaît pas je ne la connais pas plus que son frère le volontaire auprès des Serbes sauvages, front contre front à attendre que l’ange nous inspire, malgré les signes que les dieux imprévisibles ont posés sur notre route, Jérusalem perdue dans l’histoire, Nathan le survivant occupé à trancher promptement des vies palestiniennes, les balles les obus échangés en Slavonie, et Rome, Rome où toutes les routes passent avant de se perdre dans la nuit que vais-je faire on est toujours tenté de revenir en arrière de retourner là où on a vécu comme le Caravage peintre de la décapitation voulait retrouver Rome, malgré le luxe de Malte la beauté pourrissante de Naples, sans repos ni cesse le Caravage désirait la Ville Eternelle les bas quartiers les coupe-jarrets autour du mausolée d’Auguste les amants de passage le jeu les rixes la vie dérisoire où retournerai-je, moi, à Mostar écrasée par les obus à Venise entre le beau Ghassan et Ezra Pound le dément, à Trieste dans la villa maudite du Herzog von Auschwitz, à Beyrouth auprès des Palestiniens farouches à Alger la blanche lécher le sang des martyrs ou les plaies brûlées des innocents torturés par mon père, à Tanger entre Burroughs l’assassin halluciné Genet l’inverti lumineux et Choukri l’affamé éternel, à Taormine pour me soûler avec Lowry, à Barcelone, à Valence, à Marseille chez ma grand-mère amoureuse des têtes couronnées, à Split chez Vlaho le mutilé, à Alexandrie l’endormie, à Salonique ville des spectres ou sur l’île Blanche cimetière des héros, que ferait Yvan Deroy le fou où irait-il je regarde les Américains et les Américaines s’amuser parler fort dans le wagon-restaurant, dehors la campagne est toujours aussi sombre Antonio le barman se prépare à fermer sa roulante nous allons bientôt arriver, nous allons bientôt arriver, et quoi, qu’est-ce que tu vas faire Yvan tu vas aller où avec tes trente deniers en poche trouver un arbre accueillant une corde pas trop rugueuse pour ton cou délicat, rejoindre Sashka l’inatteignable et son parfum de térébenthine, la térébenthine de Chio ou de Chypre sang épais du pistachier, te jeter une fois de plus dans une rivière chercher une arme à te mettre dans la bouche ou une bouteille de trop enfin rien de très original mon vieil Yvan toi qu’on destinait à de grandes choses dans le royaume de l’ombre, maintenant tu veux retrouver la lumière, et il fait nuit noire, il fait nuit noire nous sommes le 8 décembre au bord de l’hiver il va pleuvoir des trombes d’eau à Rome le Tibre furieux charriera des milliers de sacs en plastique des tonnes d’ordures diverses qui décoreront les arbres à la Noël au moment de la décrue, Joyce l’insolite détestait Rome et les Romains, je l’imagine avec Nora manger une pizza molle et tiède derrière la place Navone, en jurant, Joyce a une belle tombe à Zurich à côté de celle d’Elias Canetti, voilà une idée, Yvan, un beau tombeau à Zurich, à deux pas du zoo, un endroit écarté pour profiter du ballet des singes et des rugissements des lions, tranquillement allongé les mains sous la tête — plus qu’une heure avant Rome disent les Américains bonne nouvelle ou mauvaise nouvelle je ne sais pas le train va à toute allure maintenant on est comme bercé de droite à gauche au gré des tunnels je me rassois, c’est long une heure c’est long et c’est court en face de moi la dame montée à Florence ne m’adresse même pas un regard absorbée par son livre, je vais reprendre le mien, je veux savoir ce qu’il adviendra d’Intissar, elle peut me sauver peut-être, elle lavait le corps de Marwan dans la nuit chaude de Beyrouth, et maintenant :