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La main d’Intissar tremble, ses yeux tremblent, le souvenir de la honte, si puissant, lui arrache des larmes. Elle cherche à se rappeler une prière pour Marwan. Bismillah el rahman el rahim, et quoi d’autre ? Elle revoit Ahmad ce soir-là. Ahmad le lâche qui lui fait boire de la bière sur la Corniche, au début de l’été, quand Beyrouth est si belle. Ils bavardent, la guerre s’éloigne petit à petit. Marwan s’éloigne petit à petit, pourquoi ne pas le reconnaître, dans l’effet de l’alcool et de la nuit tranquille. Allons manger un morceau, dit Ahmad. Il l’emmène en théorie retrouver des camarades qui ne viendront pas. En sortant du restaurant, Intissar est un peu ivre. Elle ne boit que rarement. Ahmad la raccompagne chez elle, pressentait-elle le piège, savait-elle inconsciemment ce qui allait se produire et qui aujourd’hui la fait pleurer de rage, pourquoi, pourquoi, sait-on ce qui se cache en nous, ce dont nous serions capables, Ahmad l’a collée contre le mur dans l’entrée de son immeuble, il l’a embrassée longuement, elle était si surprise, si surprise qu’elle s’est laissé faire, ou peut-être était-ce le désir, elle n’était plus Intissar la combattante décidée, elle avait disparu, sa volonté détruite par l’alcool et la confiance qu’elle avait en Ahmad, c’est l’image de Marwan qui l’a réveillée, la différence de sensation du baiser, les lèvres moins douces, moins agréables, plus violentes, elle s’est secouée, elle s’est secouée a repoussé violemment l’homme devant elle avant de monter l’escalier quatre à quatre et de s’enfermer chez elle, honteuse, honteuse de son désir pour Ahmad le lâche, son désir physique, impossible à dissimuler, surtout pas à soi-même dans l’intimité d’une chambre à coucher déserte.

*

La défaite a des prémices. Les fêlures annoncent l’effondrement, de légères craquelures prédisent la catastrophe. La volonté commence à flancher, l’espoir vacille. Intissar regarde ses larmes tomber sur la poitrine du mort. Son désir s’est vite transformé en haine. Elle haïssait Ahmad. A son retour Marwan avait deviné quelque chose. Sa haine était trop visible. Le silence. Elle n’avait rien dit, il avait promis d’être à jamais à ses côtés. La guerre, le front, et le désastre. Intissar prend la main raide de Marwan comme si elle était vivante. Maintenant tu sais. Elle caresse les doigts morts. Son chagrin est si grand qu’il recouvre tout. Marwan lui parlait souvent de sa mère, de la tendresse de sa mère, si généreuse. Si pure. Si parfaite. Elle qui avait aimé son mari passionnément, toujours auprès de lui, elle le soignait quand il était blessé, le nourrissait quand il avait faim. Elle cajolait ses enfants, brodait et cousait pour eux. Elle essayait de ne pas penser à la Palestine, de ne pas penser au retour. Son pays c’était sa famille, rien de plus. Marwan, lui, était comme Abou Nasser. Il combattrait jusqu’au bout, disait-il. Mourir debout. Comme un arbre. Ne pas se laisser avilir par les Israéliens. Maintenant il était allongé là, sous les dernières caresses d’Intissar, avant de rejoindre les racines des arbres abattus par les bombes.

Des coups énergiques frappés à la porte d’entrée la tirent de sa rêverie funèbre. Sans doute quelqu’un alerté par la fumée dans la cuisine. Elle pose l’éponge et s’arrache au corps de Marwan. Elle prend la lampe. Il faut rassurer les voisins avant qu’ils ne s’imaginent que l’immeuble flambe. Il y a tellement de cadavres dans la ville que personne ne s’étonnerait d’en trouver un ici. Mais les flammes inquiètent. Elle entrouvre la porte. Un violent coup d’épaule sur le battant la projette par terre, à moitié assommée. Elle a aperçu Ahmad dans l’entrebâillement. Elle essaie de reprendre ses esprits, elle a des larmes de douleur dans les yeux, le nez endolori. Ahmad a refermé la porte.

— Je suis venu te rapporter ça.

Il lui balance à la figure un morceau de tissu blanc, qu’elle ne reconnaît pas immédiatement.

— Tu l’as laissé exprès, hein ?

Le soutien-gorge qu’elle a abandonné dans un coin du poste. Ahmad regarde ses jambes et son slip sous la chemise de nuit relevée.

— Tu es à moi maintenant. Marwan n’est plus là.

Tout se paie. Tout a un prix. S’il pouvait se lever. Dieu, faites que Marwan se relève, qu’Ahmad disparaisse. Elle se sent épuisée, vaincue, endolorie, à terre. Elle n’aura pas la force de se battre. Elle ne résistera pas. Le vrai visage d’Ahmad danse dans la lumière orangée.

Il se penche sur elle, l’attrape par les cheveux et la tire violemment vers l’intérieur de l’appartement, elle glisse sur le carrelage, se relève à moitié, elle crie de surprise et de douleur, elle se tait, il la lance sur le lit défait, elle enfonce la tête dans l’oreiller. Son arme est restée sur le front. Sa force, sa volonté sont restées là-bas. Elle voudrait disparaître. Elle entend le pantalon et la ceinture d’Ahmad tomber sur le sol à côté du lit. Elle ne veut pas le regarder. Elle ne veut pas le voir. Elle se raidit quand une main fébrile fouille entre ses jambes pour la déshabiller. Elle se débat par réflexe, Ahmad lui reprend les cheveux l’écrase un genou dans les reins, Ahmad parle elle ne l’entend pas. Elle ne veut pas l’entendre, elle sent un contact humide, Ahmad a craché sur ses cuisses fermées, elle ne veut pas l’entendre elle ne veut pas le sentir elle ne veut pas sentir ces deux doigts maladroits qui pénètrent son sexe elle ne veut même pas gémir. Marwan, s’il te plaît. Marwan aide-moi. Ahmad l’écrase il est allongé sur elle son souffle contre son cou elle ne l’entend pas il n’y arrive pas il la brusque la secoue il essaie de la retourner elle s’accroche au bord du lit elle ne veut pas le voir elle ne veut pas le voir il la frappe tire sur une de ses jambes elle résiste il crache encore la frappe encore Ahmad pèse de tout son poids sur elle il n’y arrive pas il s’énerve elle a mal elle a mal et soudain un bruit terrible résonne à ses oreilles, une détonation gigantesque, toute proche, assourdissante, suivie d’un épanchement chaud et liquide sur son épaule gauche, dans ses cheveux, contre sa joue, une odeur de poudre, une odeur de sang, Ahmad effondré sur elle, elle le repousse et roule à bas du lit, elle est par terre, elle rampe dans le noir jusqu’à la salle de bains, elle touche le corps froid de Marwan, elle s’étend, elle s’évanouit à ses côtés.

*

Abou Nasser la réveille doucement dans le petit jour de Beyrouth. La lumière blafarde l’éblouit. Abou Nasser la soutient, l’aide à se mettre debout, lui passe de l’eau sur la figure, elle boit, elle se voit dans la glace, couverte de sang noirci. Marwan gît sous un linge blanc. Abou Nasser la porte presque jusqu’à la chambre. Sur le lit, Ahmad est étendu, la moitié de la tête emportée. Le mur est maculé de chair et de sang. Abou Nasser a les larmes aux yeux. Son bel uniforme est maintenant taché. Il s’était habillé pour l’enterrement de son fils, pense-t-elle. Abou Nasser l’aide à passer un peignoir. Deux soldats emportent le corps de Marwan sur une civière.

— Je t’emmène à la maison, Intissar, c’est fini.

Il lui prend doucement le bras. Elle l’entend crier des ordres aux combattants qui l’accompagnent, balancez cet enculé dans le premier fossé venu. Abou Nasser va installer Intissar chez lui à Rawché. Il ira seul enterrer son fils. Marwan va disparaître dans le sol.

Intissar ne sera plus là pour entendre le vacarme de la ville tomber derrière elle, l’exil s’ouvrira comme un précipice au milieu de la mer vide, une ombre immense où s’enfonceront les fusils inutiles et les chars abandonnés, les caresses des morts et des vivants, loin de l’ennemi et du combat qui donnait son sens fragile et vertigineux à l’existence que la défaite vient d’annihiler pour la renvoyer à une errance inquiète, un vagabondage où les pieds, les premiers à avoir ressenti le désastre, frottent mollement la terre et, comme s’ils avaient désormais peur de la blesser, n’y imprimeront plus jamais leur marque.