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Claire les accueillit à la grille avec une accolade et un sourire courageux.

— Ça va ? sourit Ali.

— Mieux que vous, les gars : vous avez de ces têtes d’enterrement !

Sa silhouette s’était affinée, son teint de pêche avait pâli sous les rayons mais Claire restait toujours aussi jolie. Sa perruque blonde lui allait bien. Ils s’accrochèrent à son bras, prirent des nouvelles de sa santé sans cesser de plaisanter — ils s’aimaient en vie — et la suivirent dans l’allée. Dan attendait sous les roses trémières de la tonnelle, sacrifiant au rituel du barbecue dans le jardin ; les enfants, très énervés, leur firent un triomphe.

Ils dînèrent tous ensemble sur la terrasse de la maison, en oubliant qu’une rechute pulvériserait leur existence.

Le verre de pinot que Claire s’était autorisé la rendait joyeuse. Brian ouvrit une deuxième bouteille.

— Je suis avec une barmaid en ce moment, fit-il en guise d’explication.

— C’est original… Elle est comment ?

— Aucune idée.

— Allez ! pouffa Claire. Tu connais quand même son prénom ?!

— Écoute, s’emporta-t-il, j’ai déjà du mal à retenir le mien !

Elle rit pour de bon, c’était le but.

— En attendant, reprit la jeune femme, entre toi et Ali qui nous cache sa dulcinée, je suis toujours la seule fille à table.

— Oui, acquiesça Brian, c’est aussi ce que me reprochait Ruby quand on allait au restaurant.

Ali sourit avec eux, pour faire bonne figure, mais les fissures de son blockhaus se lézardaient. Il n’avait jamais présenté Maia à ses amis. Aucun Blanc ne venait jamais dans les townships : Ali l’avait choisie pour ça. Il leur aurait dit quoi, de toute façon ? Qu’il avait ramassé cette pauvre fille dans la rue, comme un sac-poubelle éventré par les chiens, qu’elle ne savait ni lire ni écrire, à peine peindre sur des bouts de bois, qu’il entretenait une femme pour la caresser à loisir, pour assouvir ses pulsions d’homme ou ce qu’il en restait, que Maia lui servait de façade, de couverture sociale, de carte postale ?! Il ne la leur présenterait jamais : jamais.

Une ombre passa dans le crépuscule. Neuman se leva pour débarrasser et resta un moment sous les arbres, le temps que ça passe.

Brian l’observait de loin, blaguant pour donner le change, mais il n’était pas dupe — Ali était bizarre ces derniers temps…

Dans le jardin, c’était l’heure du chat — deux bâtards tigrés qui faisaient semblant de s’entre-dévorer. Les enfants avaient mis leurs pyjamas et les regardaient faire en piaffant de joie ; on finit de desservir la table, marquant l’heure du coucher, mais les petits voulaient du rab.

— Tonton Brian ! On fait la bagarre ?! Allez ! Tonton Brian !

— Je ne me bats pas avec des gargouilles.

— Je suis Darth Vador ! singea Tom en faisant des moulinets avec son bout de plastoc.

Eve, extatique, s’y connaissait aussi en gesticulations.

— Vous devriez arrêter le trichlo, leur conseilla-t-il.

Les petits ne comprenaient pas la moitié de ce qu’il racontait, le ton suffisait. Ils passèrent bientôt de bras en bras avant de suivre leur mère à l’étage. Le jardin était soudain calme à la nuit tombée. Dan alluma les bougies des lampes tempête tandis que Neuman ouvrait le dossier en cours. On oublia vite la douceur du soir.

Nicole Wiese avait pris la tangente et on pouvait la comprendre — à dix-neuf ans, elle voulait voir la vie, pas son carton d’emballage, si doré soit-il. Judith Botha lui servait de couverture et, à l’occasion, lui laissait son appartement. L’équipe scientifique avait passé le studio au peigne fin sans relever d’autres empreintes que celles des filles et du jeune Deblink. L’enquête de voisinage n’avait rien donné, pas plus que les recherches à l’université d’Observatory : Nicole n’y passait que pour remplir les formulaires, ce qui confirmait les dires de son amie Judith.

Epkeen avait suivi la piste des sex-toys : ne trouvant pas la trace de la vente via Internet de sa chambre (Nicole n’aurait de toute façon pas pris le risque de se faire livrer chez elle), il avait arpenté les sex-shops de la ville et dégoté la boutique qui les lui avait vendus — plusieurs achats, échelonnés sur les trois dernières semaines. La vendeuse interrogée avait le latex collant et la mémoire des visages : aucun garçon ne l’accompagnait alors. Epkeen était passé au vidéoclub : Dans ton cul, Rendez-vous dans ma chatte, Fist-Fucking in the rain, Nicole n’avait pas loué de film samedi soir mais plusieurs ces dernières semaines. L’employé interrogé se souvenait de la jeune étudiante (il lui avait demandé sa carte d’identité) mais elle était seule…

Fletcher avait heureusement obtenu plus de résultats.

— J’ai épluché les appels et les comptes de Nicole, dit-il en consultant son carnet d’enquête : on a une liste de numéros qui, pour le moment, n’ont rien donné. Côté argent, Nicole avait des dépenses régulières qui couvraient largement son train de vie, assez modeste compte tenu du standing familial. Les achats en carte bancaire concernent, pêle-mêle, des vêtements dans les magasins du centre-ville, quelques fournitures scolaires, des verres dans divers bars d’Observatory. La dernière carte utilisée date de mercredi soir, au Sundance : soixante rands.

— Un club d’étudiants, précisa Epkeen.

— Mercredi, poursuivit Fletcher : soit la nuit où Nicole a découché… J’ai cherché dans les hôtels de la ville mais son nom ne figure sur aucun registre. On ne sait donc pas où elle a dormi cette nuit-là, ni avec qui, mais on a la trace d’un retrait d’argent liquide le jour du meurtre, à huit heures du soir : mille rands, au guichet automatique de Muizenberg, sur la côte sud de la péninsule… Mille rands, continua-t-il : ça représente pas mal d’argent pour une gamine de son âge, d’autant qu’elle retirait toujours des petites sommes.

— Il y a du trafic au Sundance ? demanda Neuman.

— Même pas de la coke, répondit Dan.

— Bizarre…

— Pourquoi ?

— Nicole était complètement défoncée quand on l’a tuée, dit-il.

Tembo venait de lui livrer le premier rapport d’autopsie. Nicole Wiese était morte vers une heure du matin, dans le Jardin botanique, on l’avait assassinée à coups de marteau ou avec un objet similaire — massue, barre de fer : trente-deux points d’impact, concentrés essentiellement sur le visage et le crâne. Lésions, hématomes et fractures multiples, dont l’humérus droit et trois doigts. Enfoncement de la boîte crânienne. Pas de fragments de peau sous les ongles, ni de sperme dans le vagin. Contrairement aux déclarations hâtives de son père, le viol n’était pas avéré — pas de rapport anal non plus. Seule certitude, la jeune femme n’était pas vierge au moment du crime. On avait par ailleurs trouvé du sel de mer sur sa peau, des grains de sable dans ses cheveux, et d’étranges écorchures sur ses bras et son thorax, provoquées par du fil de fer rouillé. Les marques étaient récentes.

— Elle a pu s’écorcher en passant par-dessus une clôture, avança Epkeen.

— L’accès au Jardin botanique est libre, répondit Neuman.

Mais le plus surprenant provenait des analyses toxicologiques : le labo avait relevé la présence d’un mélange de plantes dont l’absorption remontait à plusieurs jours (analyses en cours), et surtout d’un cocktail constitué de marijuana, d’une base de méthamphétamine et d’une autre substance chimique, encore non identifiée…

— Méthamphétamine, répéta Epkeen.