— La base du tik, confirma Neuman.
La nouvelle drogue qui ravageait la jeunesse de Cape Town.
— D’après Tembo, le produit a été inhalé peu de temps avant le meurtre, poursuivit Neuman. Nicole était probablement dans les vapes quand on l’a agressée. Le tueur a pu se servir de la dope pour abuser d’elle, ou la mener au Jardin botanique sans qu’elle oppose de résistance…
La nouvelle les laissa un moment perplexes. Fabriquée à partir d’éphédrine, la méthamphétamine pouvait être fumée, inhalée ou injectée en intraveineuse. Sous forme de cristaux (crystal meth), le tik coûtait le sixième du prix de la cocaïne pour un effet dix fois plus puissant. Fumer ou injecter de la méthamphétamine produisait un flash rapide : stimulant physique, illusion d’invincibilité, sentiment de puissance, maîtrise de soi, énergie, volubilité excessive, euphorie sexuelle… À moyen terme, les effets s’inversaient : fatigue intense, décoordination des mouvements, nervosité incontrôlable, paranoïa, troubles hallucinatoires visuels et auditifs, plaies et irritation de l’épiderme, délire (fourmillement d’insectes sur la peau), sommeil incoercible, nausée, vomissements, diarrhée, vision brouillée, étourdissements, douleurs à la poitrine… Hautement addictif, le tik menait à la dépression ou à des psychoses proches de la schizophrénie, avec des dommages irréversibles au niveau des cellules du cerveau. La paranoïa pouvait en outre entraîner des pensées meurtrières ou suicidaires et les symptômes psychotiques persister pendant des mois après le sevrage…
Ou la jeune femme était totalement inconsciente, ou on l’avait trompée sur la marchandise.
— L’amant de Nicole ne s’est toujours pas manifesté, fit Neuman : il y a donc des chances qu’il soit lié à la drogue. Le tik s’est répandu dans les townships, beaucoup moins sur la côte ou dans les milieux blancs… Quelque chose ne colle pas dans cette histoire.
— Tu crois qu’elle comptait acheter de la came avec l’argent retiré à Muizenberg ?
— Hum.
— Les indics, ils en disent quoi ?
— On les secoue, sans résultat pour le moment. S’il y a un trafic sur la côte ou une nouvelle drogue sur le marché, personne ne semble au courant.
— Bizarre.
— C’est peut-être en rapport avec la substance non identifiée, avança Epkeen.
— Possible.
La méthamphétamine formait la base du tik mais on y trouvait de tout, éphédrine, ammoniac, solvant industriel, Drano ou lithium de batterie, acide chlorhydrique…
Claire apparut alors sur le bout de pelouse. Il faisait plus frais à la nuit tombée, elle avait couché les enfants et serrait ses bras dénudés comme s’ils allaient s’écrouler.
Les trois hommes se turent, suspendus à ses lèvres.
— Je peux venir ?
Claire flottait un peu dans son jean mais sa grâce n’avait pas perdu une plume. Un oiseau de paradis, dégommé en plein vol.
Le quartier d’Observatory abritait une partie de la population estudiantine mais pouvait se résumer à un bout de rue, Lower Main Street, qui concentrait bars et restaurants alternatifs. Neuman se gara devant un tex-mex à l’enseigne clignotante, et louvoya entre les groupes de jeunes qui déambulaient sur les trottoirs.
Une clientèle métissée se pressait devant le Sundance. Un Xhosa gras comme un morse filtrait l’entrée d’un air paresseux. Neuman repéra la caméra de surveillance au-dessus de la grille, planta sa plaque et la photo de la jeune femme sous le nez du gros type :
— Vous avez déjà vu cette fille ?
— Hum… (Il recula pour faire le point.) J’crois bien.
— Vous êtes physionomiste ou astrologue ?
— Ben…
— Nicole Wiese, la fille dont on parle dans les journaux. Elle est venue cette semaine.
— Oui… Oui.
Le morse chercha parmi ses souvenirs mais ça semblait être le foutoir là-dedans.
— Mercredi ?
— P’t’être bien, oui…
— Samedi aussi ?
— Huuuum…
Il ruminait.
— Seule ou accompagnée ? s’impatienta Neuman.
— Ça, je saurais pas dire, fit-il en avouant son impuissance : y a le festival en ce moment, et à partir de minuit c’est entrée libre. Difficile de savoir qui est avec qui…
Il aurait dit la même chose des conflits au Moyen-Orient. Neuman se tourna vers les paillotes qui dépassaient du mur d’enceinte.
— Quel barman a travaillé ici samedi soir ?
— Cissy, répondit le portier. Une métisse, avec des gros seins.
Pour ça, il était physionomiste… Neuman traversa le jardin de sable où des jeunes buvaient leur bière en braillant comme à la plage. Le chevelu qui envoyait valser les capsules derrière le comptoir du bar extérieur avait l’air aussi bourré que ses clients.
— On la trouve où, Cissy ?
— À l’intérieur ! cria-t-il.
Suivant le regard injecté du boutonneux, Neuman poussa la porte de bois qui donnait dans la boîte. Le dernier Red Hot crachait dans les enceintes, la salle était bondée, la lumière basse sous les spots : ça sentait l’herbe en dépit des interdictions affichées aux murs, mais aussi une curieuse odeur de feu… Neuman se fraya un passage jusqu’au comptoir. Une clientèle excédant rarement plus de trente ans s’enfilait en grimaçant des petits verres de cocktail à la couleur suspecte, qui finiraient généralement dans les toilettes ou dans le caniveau, s’ils l’atteignaient. Cissy, la barmaid, avait la peau brune et la poitrine compressée sous un body particulièrement élastique que reluquaient une bande de blancs-becs éméchés. Neuman se pencha par-dessus les parapluies des cocktails verdâtres qu’elle préparait :
— Vous avez déjà vu cette fille ?
À la grimace en chewing-gum qu’elle jeta à la photo, Cissy semblait plus préoccupée par l’échancrure de son body que par la fonte des glaciers.
— J’sais pas.
— Regardez mieux.
La barmaid eut une moue qui allait bien avec le banc de poissons collé au comptoir.
— Peut-être que oui… Oui, ça me dit quelque chose.
— Nicole Wiese, une étudiante, précisa Neuman. Vous n’avez pas vu son visage dans les journaux ?
— Bah… Non.
Cissy n’écoutait pas ce qu’elle disait, elle pensait à ses cocktails et aux piranhas qui les attendaient.
— Ils ne vont pas refroidir, fit Neuman en écartant les verres sur le comptoir. Une jolie blonde comme ça, insista-t-il, ça ne s’oublie pas si vite : essayez de vous rappeler. Il lui avait pris le poignet délicatement mais il ne la lâcherait pas. Nicole était là mercredi soir, dit-il, et peut-être aussi samedi…
La lumière baissa d’intensité.
— Samedi, je sais pas, fit enfin la barmaid, mais je l’ai vue mercredi soir. Oui : mercredi. Elle a discuté un moment avec la fille qui fait la performance…
Les éclairages tombèrent brusquement, plongeant la salle dans l’obscurité. Neuman lâcha le poignet de la barmaid. Les regards s’étaient concentrés sur la scène. Il abandonna le comptoir et se rapprocha. Il faisait chaud et l’odeur se précisait : celle du charbon. Des braises fumaient au milieu de la scène, un tapis rougeoyant qu’il devinait entre les têtes anonymes… Des tambours firent alors trembler le sol. Dum dum dum… Une mince fumée s’échappait le long du proscenium, chaque frappe était ponctuée d’un flash éblouissant vers le public, mais Neuman était ailleurs : ces tambours, ces coups, ce rythme hypnotique sorti du fond des âges, c’était l’indlamu, la danse de guerre zouloue. Ali, un instant, revit son père, quand il dansait, sans arme, dans la poussière du KwaZulu… Le rythme devint de plus en plus soutenu ; les quatre Noirs qui frappaient les peaux se mirent à chanter, et la scène se souleva pour ne plus redescendre. La violence des tambours, ces voix graves et tristes qui sortaient de terre à l’approche du combat, la main de son père sur sa tête d’enfant quand il partait manifester avec ses étudiants, sa voix lui répétant qu’il était encore trop jeune pour l’accompagner mais un jour, oui, un jour, ils iraient ensemble : sa main chaude et rassurante, son sourire de père déjà si fier de son fils, tout lui revenait comme un boomerang parti au bout de l’univers.