Josephina habitait une des core-houses[4] de Lindela, l’axe qui traversait le township, et ne s’en plaignait pas : ils étaient souvent cinq ou six à s’entasser dans cet espace, tout au plus une chambre, une cuisine et une salle de bains exiguë qu’elle avait, l’âge aidant, consenti à agrandir. Josephina était heureuse à sa manière. Elle bénéficiait de l’eau courante, de l’électricité et, grâce à son fils, de « tout le confort dont une aveugle de soixante-dix ans pouvait rêver ». Josephina ne bougerait pas de Khayelitsha, et son colossal embonpoint n’y était pour rien.
Ali avait fini par laisser tomber. On avait besoin de son expérience (Josephina avait son diplôme d’infirmière), de ses conseils, de sa foi. L’équipe du dispensaire où elle exerçait comme bénévole faisait ce qu’elle pouvait pour soigner les malades et, quoi qu’elle en dise, Josephina n’était pas tout à fait aveugle : si elle ne voyait plus précisément les visages, elle distinguait encore les silhouettes, qu’elle appelait ses « ombres »… Une façon de dire qu’elle quittait lentement la surface de ce monde ? Ali ne pouvait s’y résigner. Ils étaient les seuls rescapés de la famille et il n’y en aurait pas d’autres. Son tuteur avait explosé en vol. Il ne tenait qu’à sa base — sa mère.
Ali travaillait beaucoup trop mais il venait voir Josephina le dimanche. Il l’aidait à remplir ses papiers et lui faisait des reproches en lui caressant la main, comme quoi on allait la retrouver morte évanouie si elle continuait à sillonner le township du matin au soir. La grosse femme riait. Disait entre deux hoquets qu’elle vieillissait, une vraie chienlit, qu’il faudrait bientôt faire venir une grue pour la déplacer, alors lui aussi finissait par rire. Pour lui faire plaisir.
Un vent chaud soufflait par la vitre ouverte de la voiture ; Neuman passa le terminal de bus de Sanlam Center et s’engagea sur Lansdowne Street. Tôles ondulées, planches, portes renversées, briques, ferraille, on bâtissait avec ce qui poussait de la terre, ce qu’on récupérait, volait, troquait ; les taudis semblaient se monter dessus, et les antennes emmêlées sur les toits s’entre-dévorer sous un soleil de plomb. Neuman suivit la route d’asphalte qui menait au vieux quartier de Khayelitsha.
Il songeait aux femmes qu’il n’avait jamais ramenées chez sa mère, à Maia, qu’il retrouverait après le déjeuner dominical, quand un mouvement dans son angle mort le tira de ses pensées. Il freina devant un vendeur de cigarettes, qui n’eut pas le temps de l’aborder : Neuman recula sur une vingtaine de mètres, à hauteur du terrain vague.
Derrière les rubans bicolores qui délimitaient le chantier du futur gymnase, deux jeunes molestaient un gamin, un petit pouilleux décharné qui tenait à peine debout… Neuman soupira — il était en avance pour la sortie de l’église — et poussa la portière.
Le gosse avait été jeté à terre, les autres le rouaient de coups de pied et cherchaient à le tirer vers les fondations. Neuman avança avec l’espoir de les faire fuir mais les jeunes continuaient de le dérouiller méchamment — deux tatoués en bandana qui avaient tout l’air de tsotsis[5]. Le gosse avait mordu la poussière, du sang coulait de sa bouche et ce n’est pas ses bras faméliques qui allaient le protéger des coups.
Le plus âgé releva la tête en voyant Neuman débarquer sur le terrain vague :
— Qu’est-ce tu veux, toi ?!
— Foutez-moi le camp.
Le Zoulou était plus épais que les deux tsotsis réunis mais l’aîné avait un calibre sous son tee-shirt jaune-Brésil.
— C’est toi qui vas dégager d’là, siffla-t-il : et vite fait encore !
Le jeune Noir braqua le revolver sur son visage, un Beretta M92 semi-automatique semblable à ceux de la police.
— Où tu as trouvé cette arme ?
La main du tsotsi tremblait. Les yeux translucides. Défoncé sans doute.
— Où tu as trouvé cette arme ? répéta Neuman.
— Dégage on te dit, ou je te troue la peau !
— Ouais, renchérit son acolyte : te mêle pas de ça, pigé ?!
À terre, le gamin se tenait la bouche, recomptait ses dents.
— Je suis officier de police : donnez-moi cette arme avant que je vous corrige pour de bon.
Les deux types échangèrent un regard de soufre et quelques mots en dashiki, le dialecte nigérian.
— Je vais te faire sauter la tête, ouais ! menaça l’aîné.
— Et passer le reste de tes jours en prison à faire la femme pour les caïds, poursuivit Neuman : avec ta jolie petite gueule, tu vas en avaler des bites…
Piqués au vif, les jeunes montrèrent les crocs, deux rangées sales qui tenaient plus de la tranchée.
— Connard ! lâcha le leader, avant de déguerpir.
Son acolyte disparut à sa suite, boitant bas… Deux camés visiblement. Neuman se tourna vers leur victime mais il n’y avait plus qu’une bouillie sur le sol. Le gosse en avait profité pour ramper vers les fondations du chantier : il reculait maintenant à toute allure, le nez morveux de sang.
— N’aie pas peur ! Attends !
À ces mots le gamin jeta un regard terrorisé à Neuman, trébucha contre les gravats avec ses sandales en pneu et s’engouffra dans un tuyau de béton, où il disparut. Neuman s’approcha et évalua la circonférence de la conduite d’évacuation — l’ouverture était trop étroite pour qu’un adulte de sa corpulence pût s’y glisser… Menait-elle quelque part ? Son appel dans le noir ne reçut aucun écho.
Il se redressa, chassant les odeurs de pisse froide. Hormis un chien galeux reniflant l’eau croupie des fondations, le chantier était désert. Il ne restait que le soleil et ces gouttes de sang qui couraient dans la poussière…
Le township de Khayelitsha avait changé depuis l’accession de Mandela au pouvoir : outre l’eau, l’électricité et des routes goudronnées, des petites maisons en brique avaient poussé avec les bâtiments administratifs, et les réseaux de transport permettaient aujourd’hui de se rendre au centre-ville. Beaucoup critiquaient la politique du « petit pas » inaugurée par l’icône nationale, des centaines de milliers de logements étaient toujours plongés dans la misère mais c’était le prix à payer pour le « miracle sud-africain » — l’avènement pacifique de la démocratie dans un pays au bord du chaos…
Neuman gara la voiture devant le bout de terre fissurée qui constituait le jardin de sa mère. Les femmes du quartier revenaient de la messe, coquettes dans leurs robes aux couleurs de leur congrégation : il chercha la trace de Josephina parmi les froufrous, ne trouva que des gamins sous les ombrelles. Il frappa en poussant la porte de la maison et vit tout de suite le chemisier déchiré sur la chaise.
— Entre ! lança-t-elle en devinant son pas dans l’entrée. Entre, mon grand !
Ali trouva sa mère sur le lit défait de la chambre, une infirmière penchée sur elle. De grosses perles de sueur ruisselaient sur son front mais Josephina sourit en voyant sa silhouette à la porte.
— Tu es là…
Il prit la main qu’elle lui tendait et s’assit sur le rebord du lit.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-il, inquiet.
Les yeux de sa mère s’agrandirent comme s’il était partout.
— Ne fais pas cette tête, dit-elle doucement : tu es moins beau en colère.
— Je croyais que tu étais aveugle… Alors ?
— Votre mère a fait une syncope, annonça l’infirmière de l’autre côté du lit. La tension est bonne mais ne la brusquez pas, je vous prie : elle est encore sous le choc.