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D’après les informations de Josephina, Winnie Got habitait un spaza shop, une petite épicerie sans patente où l’on vendait des produits de première nécessité — allumettes, bougies, alcool à brûler, farine, piles, lait, et quelques boissons fraîches… Neuman roula un moment sous les mines hostiles ou curieuses des passants. Une ligne électrique traversait la zone, avec des branchements sauvages comme des lianes létales raccordées à des bouts de rien. Le camp se transformait si vite et de manière si anarchique qu’il était difficile de se repérer : enfin, après un fastidieux jeu de piste, il trouva la tutrice de Simon dans sa boutique.

Winnie portait un kikoi, une robe de tissu d’Afrique orientale, et des escarpins en peluche d’un rose à vous décoller la rétine. Neuman se présenta comme le fils de Josephina. Il faisait une chaleur étouffante dans le réduit. Une étagère de verres Duralex était fièrement exposée près d’un frigo déglingué. Neuman lui acheta deux sodas acidulés. Ils s’installèrent sur la banquette pour parler, un matelas à fleurs qui avaient trop vu le soleil.

Winnie Got parlait un mélange d’anglais et d’argot des townships : elle avait trente-huit ans et trois enfants issus de pères différents, qui n’avaient jamais connu leur grand-mère — sans quoi, selon la tradition, cette dernière se serait occupée des gamins. Sa cousine Nora avait débarqué chez elle un an plus tôt, avec son gosse et sa maladie. Winnie ne savait pas de quoi retournait cette maladie, les rumeurs parlaient de mauvais œil, de sorts jetés qui lui seraient revenus en boomerang ; en tout cas, la pauvre était déjà très faible en arrivant chez elle. Nora était morte deux mois plus tard. Winnie avait gardé Simon qui, faute de père, se retrouvait à la rue. Le gosse était resté chez elle quelque temps, et puis il avait disparu un beau jour, sans laisser d’adresse…

— Je l’ai pas revu, conclut Winnie.

Aucune tendresse sur le visage de la Xhosa : sa cousine était morte et n’avait laissé derrière elle que des rumeurs et un orphelin dont elle n’avait que faire.

— Qu’est-ce qui s’est passé avec Simon ? demanda Neuman. Pourquoi il a fugué ?

— Je sais pas, dit-elle avec un haussement d’épaules. J’ai bien essayé de lui parler mais il jouait au dur avec sa bande de va-nu-pieds.

— Quelle bande ?

— Des gamins des rues, répondit Winnie. C’est pas ça qui manque dans la zone. Simon allait jouer au foot avec eux sur la plage : un jour, il est plus revenu…

— C’était quand ?

Winnie s’éventa à l’aide d’un magazine féminin qui datait de l’année précédente :

— Je dirais trois mois.

— Vous ne l’avez pas vu depuis ?

— Si, je l’ai vu rôder un moment en bordure de la zone, mais c’était quasiment impossible de les approcher.

— Pourquoi ?

— Il était devenu sauvage… Il était devenu comme les autres.

Winnie eut un rictus amer.

— Vous pouvez me décrire ces gamins ?

— Ils étaient une demi-douzaine… Simon, d’autres petits, et un plus grand, avec un short vert.

Il devait y en avoir des milliers dans le township, des gosses en short vert.

— Une idée de l’endroit où on peut les trouver ?

— Pourquoi vous me demandez tout ça ?

— Simon a été vu à Khayelitsha la semaine dernière, dit Neuman.

— Faut bien traîner quelque part…

— Il a agressé une vieille aveugle qui se trouve être ma mère, précisa-t-il. C’est une emmerdeuse mais j’y tiens. Alors ? On la trouve où, cette bande ?

— Je sais pas, répondit Winnie. On les a pas revus depuis un paquet de temps, je vous dis…

Neuman acheva son soda. D’après Josephina, Simon était seul quand il l’avait agressée : leur force résidait pourtant dans le groupe. Seuls, ils n’étaient rien…

— Simon a laissé des affaires ? demanda-t-il.

— Pas grand-chose.

— Je peux les voir ?

Tout ce qu’elle possédait était stocké dans des valises ; Winnie revint bientôt de la chambre voisine, avec une boîte en fer-blanc au couvercle enfoncé.

— C’est tout ce que j’ai gardé…

Il y avait des papiers de naissance à l’intérieur (Simon avait eu onze ans le mois dernier), une fiche de vaccins faits au dispensaire de Khayelitsha, un livret scolaire et une photo, agrafée sur un bord. Le garçon avait du mal à sourire malgré ses joues rondes.

— Voyez, y a pas grand-chose…

Neuman observait le cliché : ce visage…

— Vous voulez une bière ? demanda Winnie. C’est moi qui offre…

— Non, dit-il, ailleurs. Non, merci…

La photo datait d’un an à peine mais Ali mit du temps avant de le reconnaître : l’autre jour, sur le chantier, le gamin chétif au visage nécrosé qu’il avait sauvé des tsotsis, et qui s’était enfui par la tuyauterie… Simon.

9

Ruby n’était pas au courant. À peine Ali, un soir où ils avaient baissé la garde… Brian avait dix-sept ans à l’époque, Maria vingt.

Maria n’avait pas lu Ada ou l’ardeur, ou ne l’aurait pas compris ; chez elle, on ne batifolait pas dans les herbes qui bordaient le château avec son cousin ou sa cousine, les murs de sa maison n’avaient pas été bâtis par les premiers fermiers blancs d’Afrique australe, son père n’était pas haut fonctionnaire ni amateur de chevaux de course, sa mère ne préparait pas des boerewors le matin en se demandant quel temps il ferait aujourd’hui, la fenêtre de sa cuisine ne donnait pas sur un pré, ni celle de sa chambre sur un petit bois qui faisait oublier les grilles électrifiées autour de la propriété ; Maria n’avait pas d’écuries, de chevaux, de chaîne hi-fi, de disques trente-trois tours, Clash, Led Zeppelin, Plimsouls, elle n’y connaissait rien aux groupes de rock qui nourrissaient sa révolte, aux cœurs fissurés qu’on rencontrait dans les livres, aux désirs subtils, à la transgression, elle n’avait jamais entendu parler de Nabokov, de l’ardeur à aimer : Maria ne savait pas lire.

Elle aurait voulu devenir assistante sociale mais on ne le lui avait pas permis. Maria était noire. Elle avait deux robes, une rouge et une bleu ciel, la plus belle : Brian lui avait dit, un jour où elle revenait des écuries, avec ses seaux pleins de merde, ses bottes de caoutchouc et son tablier sale. Maria avait d’abord eu peur — ce jeune Blanc qui souriait était le fils du bass — mais ses yeux vert d’eau luisaient si fort qu’elle avait oublié les mises en garde de sa mère. Aucun Blanc ne lui avait dit qu’elle était jolie… Deux mois avaient suffi pour s’apprivoiser. Maria se substituant à l’Ada de ses songes, Brian fit l’amour pour la première fois dans le petit bois derrière la maison familiale, à la dérobée, sous les grésillements des fils électriques qui ceinturaient le domaine. Brian jubilait — si son connard de père savait…

— Je t’apprendrai à lire, avait-il décrété, allongé avec elle dans les fougères.

— Ha ha !

Il ne savait pas qu’on pouvait rire si bien. Si merveilleusement. Comme si, dans ses bras, l’apartheid n’existait pas. Fin de l’enfance, début du romanesque. Brian fit très vite n’importe quoi pour croquer son fruit défendu, il inventait les stratagèmes les plus scabreux, séchait les cours, les copains, le sport, pour l’entraîner dans les bois. Maria riait : il prit ça pour de l’amour.

Deux ans passèrent sans anicroches ni modifier leur appétit charnel. Maria déchiffrait les mots des livres qu’il apportait dans les fougères, Brian le mode d’emploi du corps féminin qu’elle lui offrait en partage. Maria sentait le musc, l’épice, les fruits des bois.