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— Tu ne me quitteras jamais ?

— Tu es fou !

Elle riait.

Bien sûr qu’il prenait ça pour de l’amour…

Brian était rentré un jour où Maria travaillait, un midi, pour lui faire la surprise. La maison était vide, sa mère partie en ville faire du shopping avec d’autres poupées laiteuses qui étaient ses amies. Il avait contourné le garage, vérifié qu’aucun employé ne coupait la haie du jardin et filé jusqu’aux écuries. Le pur-sang paissait dans l’enclos voisin, quand il entendit du bruit depuis la grange. Maria… Il s’approcha doucement, imagina ses reins fléchis sur le balai-brosse, son odeur si particulière, et reçut le choc de plein fouet : Maria se tenait penchée contre la balustrade d’un box, la robe relevée, pendant qu’un gros type la besognait. Son père. Il ahanait en soufflant comme un bœuf, les pieds dans le crottin. Brian ne voyait que son cul énorme qui se contractait sous les coups de boutoir, son pantalon tirebouchonné sur ses bottes, et Maria qui se cramponnait pour ne pas tomber…

— Je le tuerai… Je le tuerai, répétait-il, les yeux embués de larmes.

Mais c’était trop tard. Brian n’avait pas osé prendre la fourche qui trônait à l’entrée de l’écurie, il n’avait pas eu le cran de clouer son père comme un papillon de nuit à la porte de la grange, de lui enfoncer la fourche dans le dos jusqu’à ce qu’elle ressorte par la gorge.

Il avait peur de lui.

— Je le tuerai…

Maria ne répondait rien. Elle pleurait dans le bois où ils s’aimaient. Elle avait honte. Elle se terrait dans ses mains misérables, en pure perte. Brian ne demanda pas depuis combien de temps cela durait, s’il l’avait forcée la première fois, si elle avait eu le choix. Son rire ne se cacherait plus avec eux sous les fougères, ses épaules, ses jambes, son sexe ne sentiraient plus que l’odeur infâme de son père…

Maria était revenue travailler les mois suivants mais Brian l’avait soigneusement évitée. Il se sentait trahi, humilié, confusément amoureux. Et puis un jour, Maria n’était plus réapparue. Il l’avait guettée tout le week-end, puis le week-end suivant, en vain… Il avait questionné sa mère, un matin, dans la cuisine, de la manière la plus anodine qui soit.

— Maria ? Ton père l’a congédiée la semaine dernière, expliqua-t-elle, les mains dans la pâte à tarte.

— Ah oui ?

— Les écuries étaient dans un état abominable ! certifia sa mère, qui n’y mettait jamais les pieds.

Brian avait gambergé quelques jours avant de fouiller le bureau de son père. Il avait trouvé l’adresse de l’employée dans un classeur, avec ses fiches de paye et les papiers administratifs lui permettant de venir travailler en ville. Maria habitait le township. Dix kilomètres — le bout du monde.

Aucun Blanc ne s’aventurait dans les townships. Brian avait demandé au chauffeur de taxi noir de l’attendre devant la maison, une cabane de contreplaqué barbouillée de jaune, un luxe dans le quartier. La mère de Maria eut un geste de peur en voyant l’adolescent à sa porte. Trois petits s’accrochaient à son tablier, curieux, craintifs. La Xhosa ne voulut d’abord pas parler mais Brian insista tant qu’elle finit par céder : Maria était partie un jour au travail, et n’était plus jamais revenue. Des rumeurs disaient qu’une voiture de policiers l’avait enlevée à la sortie du township, mais sa mère n’y croyait pas. Maria était enceinte de quatre mois : elle avait dû filer avec le père du bébé, sans doute un de ces vauriens qui promettaient la lune et ne décrochaient que des emmerdes…

Brian était rentré chez lui et avait comparé la date de la disparition avec le planning des employés : Maria devait travailler aux écuries ce jour-là.

Il raconta des bobards aux flics du coin, porta plainte pour vol en donnant le nom de la jeune femme et son signalement, insista pour avoir une réponse, évoqua son père procureur et obtint ce qu’il voulait. Un inspecteur mena des recherches, qui s’avérèrent négatives : Maria ne figurait sur aucun fichier de la police. Pas de délit, ni d’arrestation. Le flic voulait bien prendre sa plainte mais elle avait peu de chances d’aboutir…

La mère de Maria, que Brian avait tenue au courant de ses recherches, finit par l’aiguiller vers un militant de l’ANC. La clandestinité, la torture, les disparitions, les procédures arbitraires des services spéciaux, les meurtres d’opposants : Brian découvrit une réalité qu’il ne connaissait pas. Mais il fit le rapprochement : son père était procureur, un maillon inflexible du pouvoir…

Un mois était passé depuis la disparition de la jeune Noire. Brian avait attendu que son père soit seul dans la cuisine pour lui parler.

— Tiens, au fait, lâcha-t-il : tu sais que Maria est enceinte ?

Son père l’avait fusillé du regard, l’espace d’une seconde, avant de corriger son erreur.

— Enceinte ?

Mais ses yeux le trahissaient. Il le savait, bien sûr…

— C’est toi qui l’as fait disparaître, hein ? lui lança Brian d’un air de défi. C’est toi qui as envoyé les flics à la sortie du township ?

L’Afrikaner dressa son corps massif au-dessus de son fils :

— Qu’est-ce que tu racontes, toi ?!

La colère gonflait ses veines mais Brian n’avait plus peur de lui. Il le haïssait.

— L’enfant qu’elle attendait n’était pas de toi, dit-il, mais de moi… Pauvre con.

Apartheid : « développement séparé »…

Brian avait changé de toit, de vie, de nom, d’amis. Il s’était aguerri loin de sa famille abhorrée avant d’ouvrir un bureau d’investigation. Rechercher les Noirs que son père faisait disparaître était devenu sa spécialité, une corvée obligatoire et salutaire qui l’avait mis en contact avec l’ANC clandestin et les policiers lancés à leurs trousses. Ruby l’avait ramassé plus d’une fois dans les fossés en bordure d’autoroute, salement dérouillé. On l’épargnait eu égard au statut de son père mais la haine restait la même. Brian avait déterré des cadavres, certains ensevelis à même la terre depuis des mois, des squelettes aux dents cassés, les vertèbres disloquées pour ceux qu’on avait précipités des toits du commissariat, des opposants ou de simples sympathisants, mais il n’avait jamais retrouvé le corps de Maria.

Son besoin d’amour était inconsolable. Il gardait le souvenir de la jeune Noire au chaud, comme un secret honteux. Il ne savait pas pourquoi il n’en parlait jamais. Pourquoi il mettait la tête où d’autres ne mettraient pas les pieds. De quoi il se punissait. Si les bras des femmes où il se réfugiait procédaient d’un même désir de sabotage… Ruby finalement avait raison. Son cœur était en glace : il fondait à volonté…

Tracy par exemple, tour de magie numéro cinquante-quatre, peignoir blanc, tunique rousse au milieu de la cuisine, un crayon savamment perché sur sa tête, préparant des œufs brouillés pour le petit déjeuner avec la dextérité d’un nouveau-né :

— Dis donc, s’esclaffa la barmaid, c’est le bazar chez toi !

Ils venaient de se réveiller. Les Young Gods hurlaient depuis les enceintes du salon — des Suisses, d’après le livret du CD — tandis qu’elle s’affairait aux fourneaux.

— Tu n’aimes pas la musique ? lança-t-il d’un air qui lui allait comme une cravate.

— J’en ai plein les oreilles tous les soirs ! plaida Tracy.

— Tu n’as qu’à les fermer, darling.

— T’es marrant le matin, dis donc.

— Je suis dans le cirage, expliqua-t-il : j’ai l’impression que c’est le soir.

Elle massacra la poêle avec sa fourchette.