— Tu parles ! Tu roupillais déjà quand je suis rentrée…
— Désolé, darling.
Tracy l’avait rejoint chez lui après le service mais Brian s’était écroulé au troisième joint de Durban Poison. C’était la première fois qu’ils se revoyaient depuis la folle nuit de samedi et leur dimanche avorté chez l’ami « Jim ». Tracy avait trente-cinq ans : elle savait que derrière le comptoir elle pouvait s’envoyer autant de mecs qu’elle voulait, le problème c’était toujours la deuxième fois. D’autres alcools les menaient à d’autres filles, et la rousse rigolote à couettes qui servait derrière le bar ne vivait plus qu’au passé. « T’as qu’à te trouver un job normal, ma vieille, se disait-elle les soirs de déprime, pas un truc où tout le monde reluque tes fesses. » Mais Tracy n’y croyait pas trop, aux autres boulots — ni aux mecs en général.
Elle remua la bouillie dans la poêle, circonspecte.
— J’espère que je suis meilleure au lit, fit-elle.
— Un caviar d’aubergine.
— C’est bon, ça ?
— Faut aimer l’ail.
Tracy poussa les restes d’œufs dans les assiettes et jeta la casserole dans l’évier, à s’en fracturer les acouphènes.
Brian grimaça — cette fille ne lui rappelait pas du tout la lavande.
— Je peux te demander quelque chose de personnel ? dit-elle en s’asseyant face à lui.
— Je chausse du quarante-trois, si tu veux tout savoir.
— Je suis sérieuse…
— Je t’écoute, darling.
Tracy baissa les yeux. Une mèche s’était détachée de son crayon, tombant en tortillons roux le long de sa nuque.
— Faut que tu me dises si je suis chiante… J’ai tellement plus l’habitude que j’ai toujours l’impression d’en faire trop… C’est con ce que je dis, hein ?
— Un peu, darling.
Malgré son stoïcisme de façade, le tour de magie n’en finissait plus de s’éventer, tellement qu’on le voyait filer par le jardin, escamoté… Brian regarda sa montre. Ce n’est pas lui qui était en retard, c’est le monde qui fuyait.
L’ANC refusant de cautionner le système des bantoustans, le gouvernement de l’apartheid avait enfermé Mandela et ses compagnons à Robben Island, une petite île verdoyante au large de Cape Town qui avait l’avantage de mettre l’opposition politique à l’isolement total — Mandela dut patienter vingt et un ans avant de retoucher la main de sa femme.
Sonny Ramphele n’eut pas à subir cette cruelle double peine : le frère de Stanley purgeait une condamnation de deux ans à la prison de Poulsmoor, un bâtiment bétonné, insalubre et surpeuplé où les mouches aussi crevaient en enfer.
— Vous trouvez votre bonheur ? lança le chef des surveillants.
Penché au-dessus du registre, Dan Fletcher se faisait une idée des visites et de ses fréquences. Kriek, le rougeaud que tout le monde appelait Chef, jouait avec son trousseau de clés, en attendant. Fletcher ne répondit pas. Epkeen fumait, l’œil torve en direction du maton. Lui non plus n’aimait pas les prisons, navré qu’on n’ait pas trouvé mieux en huit mille ans d’humanité, encore moins ce genre de petit chef, bénéficiaire de la clause du « coucher de soleil[21] » et qui avait rempilé parce que la population carcérale, au fond, n’avait pas changé — coloured et cafres à gogo.
Sonny Ramphele était en sursis quand on l’avait arrêté au volant d’une voiture volée avec trois kilos de marijuana compressée sous le siège. L’aîné n’avait rien balancé, si bien qu’il en avait pris pour deux ans ferme. Sonny avait un parcours classique : des parents métayers morts trop tôt, l’exode vers la ville avec le petit frère, surpeuplement, désœuvrement, misère, délinquance, prison. Sonny venait d’y fêter ses vingt-six ans et, s’il ne faisait pas de grabuge, sortirait dans quelques mois.
La police scientifique avait fouillé le mobil-home mais si le cadet en charge de son business avait une planque pour un éventuel stock de drogue, elle risquait d’avoir disparu avec lui. On avait relevé peu d’empreintes, toutes appartenaient à Stanley, et l’enquête de voisinage n’avait pas donné grand-chose. La cabane la plus proche était inhabitée et les marginaux qui vivaient sur la côte ne se mêlaient pas des affaires des autres — pour preuve, le cadavre du jeune Xhosa pourrissait depuis quatre jours. Certains avaient connu Sonny, « un grand gars pas bien méchant, qui s’occupait de son petit frère », et Stan, très porté sur la mode et les motos. Personne ne l’avait jamais vu avec Nicole Wiese — une petite blonde comme ça, ils s’en souviendraient. Seul indice confirmant leur piste, on avait plusieurs empreintes de la jeune Afrikaner dans le pick-up, utilisé le jour du meurtre…
Fletcher releva la tête du registre.
— Stanley Ramphele est venu régulièrement en visite depuis l’incarcération de son frère, dit-il, mais plus du tout depuis un mois…
Kriek se curait les ongles avec les dents.
— J’savais même pas qu’il avait un frangin, dit-il.
Un surveillant gloussa dans son dos. Epkeen oublia un instant la porcitude du chef des surveillants et cette odeur rance d’homme enfermé qui empestait l’air ambiant :
— On peut avoir une pièce tranquille pour interroger Sonny ?
— Pourquoi ? Z’avez l’intention d’y regarder le trou de balle ?
— Z’êtes un marrant, Chef.
— Le Ramphele, c’est un coriace du rectum, s’embourba Kriek. C’est pas moi qui le dis, c’est les autres détenus !
On approuva dans son dos.
— Ça veut dire quoi, s’agaça Fletcher : que Ramphele est protégé ?
— On dirait.
— Ce n’est pas mentionné dans son dossier.
— Les fauves se dévorent entre eux, faut pas croire.
— Les balances, elles en disent quoi ?
— Qu’il a la fesse dure.
— Ça vous passionne, on dirait.
— Moi non : eux si !
Kriek rigola le premier, bientôt imité par sa clique. Epkeen fit signe à Dan de changer d’air. Kriek était tout à fait le genre de types qui le dérouillaient jadis, et le laissaient pour mort dans les fossés…
Deux cents pour cent de surpopulation, quatre-vingt-dix de récidive, tuberculose, sida, absence de soins médicaux, canalisations bouchées, dortoirs à même le sol, viol, agressions, humiliations, Poulsmoor synthétisait l’état des prisons d’Afrique du Sud. La population carcérale ne cessant d’augmenter, on avait chargé le secteur privé de construire les nouveaux centres de détention, dont la plupart dataient de l’apartheid. Les travailleurs sociaux y étaient rares, la réinsertion une utopie, la corruption endémique. Les taux d’évasion battaient tous les records, avec la complicité d’un personnel mal formé, sous-payé, voire criminel. Certains détenus devaient payer des droits de péage pour assister aux cours ou participer aux activités, quand d’autres, condamnés à perpétuité, passaient le week-end dehors. Les nouveaux détenus étant à l’occasion vendus par les gardiens à ceux qui en faisaient la demande, leur premier réflexe consistait à se mettre sous la protection d’un des caïds, qui monopolisaient les wifye, les « femmes », et distribuaient les blancseing.
Putes, drogue, alcool, huit syndicats du crime se partageaient le territoire carcéral. Dans cette jungle, Sonny Ramphele s’en était plutôt bien sorti. Il avait passé un deal pour ça, comme les autres. Il avait attrapé la gale, ou alors les poux cherchaient à lui coller des palmes (Sonny n’avait jamais été très fortiche en soins de beauté, pas comme son minet de frère), mais il avait réussi à préserver son intégrité : il attendait la fin de sa peine, écoutant ses codétenus s’engueuler au sujet du prochain tour aux latrines, quand un surveillant le sortit de sa longue apathie.
21
Afin de faciliter une transition « en douceur », les fonctionnaires blancs de l’apartheid ont été maintenus en place pour une durée de cinq ans.