Sonny ronchonna — qu’est-ce que c’était que cette visite médicale à la con… — avant d’obtempérer sous les sarcasmes.
Ça sentait le chou et le jus d’humain dans les couloirs de la prison. Tirant un invisible boulet, Ramphele passa deux grilles à déclenchement magnétique avant d’être introduit dans une pièce à l’écart, sans ouverture. Rien à voir avec une infirmerie : il y avait une table, deux chaises en plastique, un petit brun aux yeux perçants, assis devant des photos, et un type plus grand adossé au mur, qui à une époque avait dû être en forme.
— Asseyez-vous, dit Fletcher en présentant la chaise vide devant lui.
Comme son frère, Sonny était un solide Xhosa avoisinant le mètre quatre-vingts, au regard oblique qui chassait sur les ailes : il avança avec le métabolisme du paresseux et s’assit sur la chaise comme s’il y avait des clous.
— Tu sais pourquoi on est là ?
Sonny secoua à peine la tête, les paupières lourdes du dur à cuire virant gros fumeur.
— Tu n’as pas vu ton frère depuis un moment, continua Fletcher : un mois, d’après le registre… Tu as des nouvelles ?
Bref signe de dédain, comme quoi tout lui coulait dessus. Des centaines de policiers étaient mis en examen pour violence, meurtre, viol ; Sonny n’avait pas envie de leur parler, encore moins de Stan.
— C’est lui qui a repris ton business, n’est-ce pas ? fit Dan. Trop occupé, sans doute, pour rendre visite à son grand frère…
Sonny gardait un œil sur l’autre flic, qui rôdait dans son dos.
— Stan revendait quoi ? De la dagga ? Quoi d’autre ?
Le détenu ne réagissait pas. Epkeen se pencha sur sa nuque :
— Tu as eu tort de donner les clés du camion à ton petit frère, Sonny… Tu ne lui as pas dit qu’il n’allait nulle part ?
Le Xhosa ne réagit pas tout de suite. Fletcher tourna les photos éparpillées sur la table.
— Stan a été retrouvé mort dans votre mobil-home, dit-il en présentant les clichés. Hier, à Noordhoek… Le décès date déjà de plusieurs jours.
Sa moue de gangster blasé changea à mesure qu’il découvrait les photos : Stan livide sur la banquette du mobil-home, son visage en gros plan, les yeux ouverts, fixant un objectif à jamais indéfini…
— Ton frère est mort d’overdose, enchaîna Fletcher : un mélange à base de tik… Tu savais que ton frère se défonçait ?
Sonny rapetissait sur sa chaise, la tête penchée sur ses baskets sans lacets. Stan et son rire de gosse, les beignes qu’il lui collait derrière la tête, leurs bagarres dans la poussière, leur vie défilait, fondue au noir…
— Stan n’avait pas d’autres traces de piqûre sur les bras, fit Fletcher. Tu en penses quoi ?
— Rien.
Sonny était devenu causant.
— Ton frère était impliqué dans une grosse affaire : on le soupçonne notamment de dealer une nouvelle dope aux petits Blancs de la ville… Tu le savais ?
L’aîné secoua la tête, encore sous le choc.
— Ton frère sortait avec une fille, Nicole Wiese, la gamine dont parlent les journaux. Stan ne t’en a jamais touché un mot ?
— C’est pas mes oignons.
Ses yeux ne pouvaient se décoller des photos.
— Nicole Wiese a été massacrée et tout accuse Stan : on a retrouvé de la drogue chez vous, le sac à main de la fille, et la preuve qu’ils étaient ensemble au moment du meurtre. C’est quoi cette dope ?
— Je sais pas.
Sonny s’emmêlait les doigts.
— Je ne te crois pas, Sonny. Fais un effort.
— Stan m’a rien dit.
— À part le Chef, personne n’est au courant de notre visite, assura Fletcher. Personne ne saura que tu nous as parlé, ton nom n’apparaîtra nulle part. Le juge d’application des peines est clément pour les repentis : aide-nous et on s’arrangera.
Ramphele rumina sur sa chaise, et ça avait l’air très mauvais.
— Stan a repris ta tournée des plages, relança Epkeen. On cherche son fournisseur : tu le connais forcément.
— Je connais personne qui vend du tik. Stan non plus.
— Ton fournisseur a pu se recycler.
— Non… Trop dangereux.
Epkeen s’assit sur le rebord de la table :
— D’après toi, pourquoi ton frère n’est pas venu te voir ces temps-ci ? Pourquoi il faisait le mort depuis un mois ? Il s’est mis à dealer de la dure, à gagner de l’argent et mener la belle vie avec les petites Blanches du bord de mer : il s’est même acheté de chouettes fringues et une moto avec des éclairs… Stan n’est plus venu au parloir parce qu’il savait que tu n’apprécierais pas la façon dont il avait repris ton territoire : sauf qu’il est tombé sur un os… Ils se sont servis de ton frère, Sonny. N’attends aucun respect de ces gens-là : ils vous traitent comme des bêtes d’abattoir.
Le détenu haussa les épaules : ici c’était pareil.
— On t’offre un moyen de t’en sortir, s’adoucit Fletcher : dis-nous qui fournissait ton frère et on révise ta peine.
Sonny ne bougeait plus, le menton échoué sur son tee-shirt miteux, comme si la mort du cadet lui avait cassé la nuque. Il n’y avait plus que lui maintenant : autant dire rien.
— La dagga, man, dit-il enfin. Juste la dagga…
Un silence pesant enveloppa la salle d’interrogatoire. Fletcher adressa un signe à Epkeen, qui éteignait sa cigarette : ou le frangin ne savait rien, ou il avait une bonne raison de mentir… Il allait renvoyer le détenu à sa cellule quand Brian lui lança à brûle-pourpoint :
— Stan avait peur des araignées, hein…
L’expression morne de Sonny changea du tout au tout : il leva des yeux interrogateurs vers le flic au treillis noir.
La faille était là, béante.
— Une peur bleue, insista Epkeen. Une phobie, comme on dit…
Le Xhosa était décontenancé : Stan était tombé dans un puits quand il était petit, un trou à sec qui ne servait plus depuis longtemps. On l’avait cherché des heures avant de le retrouver, tremblant de peur, au fond du trou : il n’y avait plus d’eau mais des araignées, par centaines. Quinze ans plus tard, Stan supportait à peine de voir une photo de ces saloperies d’araignées, encore moins de les approcher…
— Ils ont pompé ton frère le temps d’écouler la came, continua Epkeen, et quand Stan est devenu trop voyant, ils ont bourré l’aiguille pour faire croire à une overdose. Ou plutôt, on lui a laissé le choix entre se shooter à mort ou passer un quart d’heure avec une de ces charmantes bestioles… On a retrouvé une mygale dans les toilettes du mobil-home, ajouta-t-il : une grosse.
Ramphele frotta son visage entre ses mains. Les photos sur la table faisaient des kaléidoscopes sinistres dans son esprit ; les derniers pans de son monde partaient à la dérive et il n’avait aucun endroit où s’accrocher, que les yeux mouillés du petit flic face à lui.
— Muizenberg, lâcha-t-il enfin. On dealait sur la plage de Muizenberg…
Utilisée depuis cinq mille ans par les Pygmées pour ses vertus médicinales, les racines de l’iboga contenaient une douzaine d’alcaloïdes, dont l’ibogaïne, une substance proche de celles présentes dans différentes espèces de champignons hallucinogènes. Agissant sur la sérotonine, l’ibogaïne renforcerait la confiance en soi et le bien-être général. Si la plante et plusieurs de ses dérivés présentaient des propriétés psycho-stimulantes, ils pouvaient, à doses plus élevées, être responsables d’hallucinations auditives et visuelles, parfois très anxiogènes, pouvant mener au suicide. Étymologiquement dérivée d’un verbe signifiant « soigner », l’iboga était une plante initiatique dont les propriétés thérapeutiques et le pouvoir hallucinogène permettaient de faire le lien avec le sacré et la connaissance. L’iboga était utilisée au cours de séances appelées bwiti, des cérémonies introspectives conduites sous la houlette d’un guide spirituel, un chaman appelé inyanga, qui faisait figure d’herboriste. En dehors de ces rituels secrets, la racine d’iboga était employée comme aphrodisiaque ou filtre d’amour.